La redécouverte d'un vieux compartiment CD

Depuis quelques jours, mon ordinateur ne démarre plus.

Je sais, comme première phrase, un ordinateur qui ne démarre plus, ce n’est pas terrible, et puis c’est affreusement commun. Et je suis un amoureux de la première phrase, j’aime les premières phrases, les premières phrases qui surprennent, les premières phrases qui vous laissent sur le cul en vous demandant ce qui peut bien suivre après cette foutue drôle de phrase. Parfois même, je ré-ouvre des livres et je relis juste la première phrase, comme ça, pour le plaisir de la surprise. Tout ça pour dire qu’un ordinateur qui ne démarre plus, comme première phrase, ce n’est pas ce qu’on fait de mieux. Mais de nos jours, un ordinateur qui ne démarre plus, même si ça ne parait pas, c’est un problème relativement sérieux. Pour commencer, je n’ai pas un de ces téléphones modernes qui permettent d’aller sur internet, et pour les gens se trouvant perdus quelque part au milieu de ma tranche d’âge, tout se fait sur internet, ce qui fait que je suis un peu coupé du reste de l’humanité, en tout cas d’une partie de l’humanité avec laquelle j’interagis. Surtout, je n’ai plus cette source d’accès à tous ces films et à toutes ces séries et à toutes ces musiques. Vivre sans musique, ça c’est compliqué. C’est un peu comme vivre normalement, mais en un peu moins bien. Comme si le monde avait perdu un peu de ses jolies couleurs.

Me voilà donc avec un PC qui ne démarre plus, et donc, par prolongement et en conséquence, sans musique. J’ai bien cette centaine de vinyles qui dort tranquillement sur mon plancher, mais je n’ai toujours pas de platine pour les lire. Ce qui est un peu bête, sans aucun doute. Je suis comme un pilote de formule 1 installé dans son cockpit sur la ligne de départ, en train de regarder les feux rouges disparaître, les nerfs chargés à blocs, les pulsations du cœur qui tambourinent dans les tempes, une goutte de sueur qui perle sur le front pour aller se perdre jusque dans son cou, et puis les feux passent au vert et voilà qu’il se rend compte qu’il n’a pas de roues. Alors il reste planté là, comme un con.

Me voilà donc avec un PC qui ne démarre plus, et donc, je vous le rappelle, sans musique, puisque c’est de ça dont il est ici question. Alors j’ouvre le compartiment disque de ma vieille chaîne Hi-fi, que j’ai eu pour un anniversaire quand je devais avoir 11 ans, ou peut-être 12 ans, ou alors peut-être même 10 ans, en me disant que peut-être, il reste là-dedans un CD que je pourrais écouter. Pas bête. Cette vieille chaine hi-fi, que j’ai eu à 11 ans, ou alors à 12 ans, ou alors peut-être même à 10 ans, a trois compartiments dans le lecteur CD. J’appuie donc sur le bouton pour l’ouvrir et le premier compartiment est vide. Mauvaise nouvelle. Ne perdons pas confiance. J’appuie pour passer au deuxième compartiment et il est vide aussi. Deuxième mauvaise nouvelle. Pas très bon présage. J’appuie de nouveau pour passer au troisième et voilà un CD jaune avec un enfant violet en superstar qui tient un énorme crayon qui m’attend là depuis des années. Peut-être même n’a-t-il même jamais quitté son petit compartiment CD numéro trois dans cette vieille chaîne Hi-fi que j’ai eu à 11 ans, ou alors à 12 ans, ou alors peut-être même à 10 ans.

Ce Cd, je l’ai volé dans un Fnac en même temps qu’At-Liens d’Outkast, quelque temps seulement après l’apparition de cette chaîne hi-fi dans ma vie. On avait été avec mon ami Portugais au prénom Italien, Giovanni, et il avait pris Si dieu Veut de la FF et puis Still D.R.E. aussi. Ces albums, on les a faits tourner en boucle pendant des mois. Il montait chez moi ou alors je descendais chez lui à l’étage du dessous et on les écoutait en mangeant nos tartines de Nutella et en buvant notre Candy up pendant qu’on jouait à Fifa sur une petite télé qui semblait énorme. Et après on allait jouer au football sur le parking d’à côté. On abîmait nos baskets toutes neuves et alors nos mères nous grondaient. Et puis on refaisait la même chose le lendemain et voilà que trois semaines plus tard, nos jolies baskets toutes neuves n’étaient déjà plus tellement neuves. Même qu’elles étaient déjà complètement détruites. Alors nos mamans nous grondaient encore plus fort.

Puis j’ai déménagé et me voilà maintenant en fin de collège en train d’écouter Au nom de quoi et sa remise en cause de la religion et de toutes ses absurdités avec mes amis Mourad, Fouad et Damien. On mange nos Kinder Bueno et on boit notre jus d’orange et pendant ce temps-là, on joue à PES. Et après, on va jouer au football sur le petit terrain en béton craquelé à côté de la piscine. Sur la route, je croise ma copine d’alors, Julie, avec ses longs cheveux blonds et ses grands yeux bleus. Elle veut que je parte avec elle, mais moi, je préfère aller faire du football. C’est comme ça que j’avais prévu ma journée, après tout.

Je suis maintenant au Lycée, avec Maxime et Romain, on écoute X-raisons et son intro à réveiller un comateux en buvant des bières et en jouant à PES et en parlant des filles de l’école dans l’épais brouillard qui plane dans l’immense salon des parents de Pierre. Un salon vraiment surdimensionné, tellement grand qu’on ne sait pas trop où se mettre, qu’on est un peu intimidé par tout cet espace qui nous entoure. Et après, on va à la soirée d’Aurélie, où tous ceux du lycée iront aussi. On boira plus qu’il n’est vraiment raisonnable de le faire, certains danseront gauchement, d’autres resteront assis, d’autres iront de groupes en groupes et puis d’autres encore seront malades du début à la fin et aujourd’hui, s’il y a des ballons avec lesquelles j’ai envie de jouer, c’est bien avec ceux de Margaux. Bon dieu que cette fille était roulée. Comme une formule 1 sur la ligne de départ, mais avec les roues aux endroits bien où il faut cette fois-ci.

Me voilà à la fac, la voie grave et saccadée de Police résonne dans la pièce et le canapé vibre au rythme des basses. Avec Nicolas on boit des bières et on joue à Fifa sur le téléviseur, maintenant tout fin et tout plat qui émerge des volutes de fumées qui s’élèvent dans la pièce. Derrière Gilles et Julia et Thibault et les autres discutent de tout et de rien, et peut-être qu’après on sortira. Ou alors, peut-être pas. Finalement, surement que non.

Et je suis dans le canapé de mon petit appartement en train de réécouter de bout en bout ce CD jaune et puis violet pour la première fois depuis des années. Et pendant que les morceaux s’enchaînent, entrecoupés par ces intermèdes drôles et surprenants et délirants, je vois défiler tous les « moi » que j’ai été et puis tous ces endroits où j’ai écouté des petits bouts de cet album et puis tous ces amis avec lesquels j’ai écouté tous ces morceaux. Certains sont partis, d’autres sont restés.

Depuis quelques jours mon ordinateur ne démarre plus et je suis un peu ému.

Alors je remets la piste 8 pour réentendre une millième fois cette version Beat-box démentiel de Voodoo Child. Et je souris au passé.