4 femmes
7.7
4 femmes

BD (divers) (2014)

Diffusion plutôt confidentielle pour cet album dont l’édition française date de 2014. Objet inclassable à première vue, il mérite une attention toute particulière, puisqu’il montre une approche de la BD qui intéresse l’histoire, celle de la Chine mais également celle du neuvième art.


L’auteur, WANG Shu Hui (1912-1985), illustre en 4 parties indépendantes, des histoires traditionnelles du genre des contes qu’on lit aux enfants de génération en génération.


L’histoire de Wang Shu Hui est étonnante. Confinée à des activités peu épanouissantes dans son milieu familial (à l’époque en Chine, les femmes se devaient aux travaux domestiques), elle s’occupait en dessinant. Son talent attira l’attention d’un peintre réputé (lointain parent) alors qu’elle avait 15 ans. Elle intégra alors l’académie de peinture de Pékin. 3 ans plus tard, son père quittait le domicile familial avec sa maitresse, laissant la famille dans le besoin et poussant la jeune dessinatrice à gagner sa vie avec son art. Malgré son talent et la finesse de ses œuvres, elle dut enseigner pour s’en sortir.


Jamais mariée (nul ne semble en connaître la ou les véritables raisons), elle dépeint avec une incroyable sensibilité les tourments de l’âme humaine.


L’avènement de la République populaire de Chine modifia son existence. Employée par l’État, elle répondit notamment à cette commande d’illustrer ces 4 lianhuanhua qui en disent long sur l’héritage culturel, les mentalités et la condition de la femme chinoise.


Le paon vole au sud-est est adapté du premier long poème narratif chinois écrit par un anonyme aux alentours de l’an 200 de notre ère.


L’histoire de Liang et Zhu est une légende qui remonte au temps de la dynastie Jin au IVème siècle.


Les femmes guerrières du clan Yang est située au Xème siècle, à l’époque de la dynastie des Song du Nord.


Le pavillon de l’ouest s’inspire de « Biographie de Ying Ying » une nouvelle du poète Yuan Zhen de la dynastie Tang au VIIIème siècle.


Cette dernière histoire a été précisément commandée dans l’intention d’enseigner au peuple le respect de la femme. Ultime histoire du recueil, elle reste malheureusement inachevée, l’auteur étant décédée avant d’avoir terminé le travail. Cela se sent immédiatement, donnant la bizarre impression d’une fin ouverte inattendue. La lecture de la présentation de l’ouvrage montre que ce manque est indépendant de la volonté de l’artiste. Pour pinailler après une première lecture, on peut s’étonner que maitre Zhu, père de la jeune Yingtai accepte que celle-ci aille étudier en ville en se travestissant en garçon. Bien entendu, chacun a ses raisons, celle de la dessinatrice étant probablement la fidélité au conte qu’elle adapte. Nous sommes dans le domaine du conte, de la légende, cette incongruité passe donc aisément.


L’ouvrage comprend 430 planches, soit plus d’une centaine par histoire, dans un format inhabituel : 23 cm de large pour 17,5 cm de haut. Le dessin, probablement exécuté à l’encre de Chine, est d’une grande finesse de détails, l’encre étant presque noire (bleu très profond), avec quelques variations quasi imperceptibles dans l’épaisseur du trait. D’autre part, chaque planche comporte un unique dessin, avec du texte en-dessous (exception pour quelques dialogues et les paroles d’un chant dans quelque chose d’analogue aux bulles que nous connaissons bien). On y perd sans doute par rapport à la présentation originale, car le texte est dactylographié, ce qui donne une impression très impersonnelle par rapport aux caractères chinois qui devaient être finement caligraphiés. Le dessin est d’une grande élégance, avec de riches étoffes magnifiquement rendues malgré l’absence de nuances colorées. Les chevelures, les décors et les courbes des corps sont également remarquables. L’ensemble respire l’élégance, la précision, l’harmonie ainsi qu’une sûreté probablement synonyme de sérénité. Avec ces récits, l’artiste est au sommet de son art, imprégnée de l’histoire de son pays et de sa trajectoire personnelle. Les amours contrariées de ces femmes ont trouvé un écho dans son passé et elle les restitue avec beaucoup d’émotion.


Le fait que chaque planche ne comporte qu’un seul dessin pourrait tirer l’album vers le livre d’images destiné aux enfants. Pas du tout, il comblera les esthètes, les sinophiles et plus généralement les amateurs de BD originales. Les premières planches défilent vite et on comprend rapidement que l’esprit BD est là, car si on lit le texte, il n’est pas du tout envahissant et l’artiste a le don pour trouver les attitudes qui suggèrent les gestes. Même si l’objet est différent de ce qui tombe sous la main de l’amateur classique de BD, l’ensemble se lit finalement avec le même genre d’impression. Sachant que la conception de ces 4 histoires date de 1952 à 1964, autant dire que l’album est un must même s’il est difficilement comparable avec ce qui se faisait ailleurs (productions franco-belges ou américaines par exemple). La narration réserve bien des surprises. Les personnages sont bien croqués. L’émotion transparait clairement et quelques pans de l’histoire de la Chine éclairent grandement le lecteur sur le pays et ses habitants, leurs mentalités, etc. On retiendra que la classe dirigeante est au centre des différentes intrigues. Les conflits de générations sont largement évoqués, ainsi que la domination masculine. On remarque néanmoins que les femmes se révèlent indispensables dans des domaines parfois inattendus comme la guerre, aussi bien sur le champ de bataille (la jeune Mu Guiying du clan Yang), que pour développer la stratégie victorieuse (la très âgée dame She). D’ailleurs, les femmes ne sont jamais à court de stratagèmes pour parvenir à leurs fins (voir Ying Ying qui se travestit en homme pour aller étudier et suivre son amoureux).

Electron
9
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le 27 févr. 2016

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