Avant Brett et Widenlocher, le premier album post-Greg a été scénarisé par Godard. On comprend le soin qu’il a fallu à l’éditeur pour désigner et accepter le successeur du géant qu’était Greg.
Côté dessins, Widenlocher s’en tire bien. Quel travail pour s’approprier les postures, les proportions, les déséquilibres expressifs et les perspectives les plus fréquentes sous le crayon de Greg ! Le dynamisme pétulant, souvent explosif, des jeux de scène, la gamme de couleurs printanières et allègres, le flou des décors urbains (pages 24 et 25), la tendresse des décors ruraux (page 14), le dosage des détails, tout a été mis en œuvre pour prolonger la séduction des images de Greg.
Mais, Achille Talon, c’est un texte par-dessus tout, et s’en approprier l’esprit et les richesses n’est pas donné au premier venu. Sur ce chapitre, Christian Godard a réalisé une belle performance. L’accent a été mis sur l’abondance du vocabulaire sarcastique, riche en périphrases et en métaphores ironiques, qui se révèle dans presque tous les gags (voir les discours du banquier page 17). Les logorrhées taloniennes jouent moins que Greg des allusions érudites et des archaïsmes recherchés, mais tendent plutôt vers la convocation de références hétéroclites et pourtant assez quotidiennes.
La richesse des répliques est également soutenue par le recours à des jeux de mots relativement plus fréquents que chez Greg (page 6 ; voir un festival de jeu de mots pages 20 et 21, 38 et 39). Techniquement, un gag assez réussi où presque tous les dialogues sont remplacés par des images dans les phylactères (ce que faisait Greg de temps à autre) (pages 22 et 23).
La grâce qui a saisi Godard, c’est également de maintenir la variété de l’inspiration des thèmes que l’on trouvait sous la plume de Greg. Si la rivalité Achille Talon-Lefuneste constitue le filon récurrent, elle est traitée sous bien des angles nouveaux ou renouvelés : tricheries de Lefuneste par des moyens high-tech (page 3), mystification sur la forme physique d’Achille, utilisant un jeu de mots (page 19), contrariété de Talon devant le succès de Lefuneste en matière de blagues (page 21), perroquet rétif à apprendre son texte pour troubler Lefuneste (pages 42 et 43), gain au loto (pages 44 et 45).
Virgule, physiquement absente, sert surtout de prétexte à des initiatives, créatives ou non, de la part d’Achille, pour participer à ses réunions (pages 4 et 5) ou correspondre avec elle (pages 28 et 29). D’autres thèmes restent parents d’anciennes idées de Greg, tout en se démarquant nettement par leur traitement : le chien d’attaque couard (page 7) ; l’indigence des programmes de télévision (page 9), le bricolage (page 11), Talon spectateur de sa propre fortune littéraire (page 13), les placements financiers (plus drôles que le miteux « Archipel de Sanzunron » !) (pages 16 et 17). Joli gag en boucle sur une tentative de suicide (page 15). Talon esprit fort, qui doit en rabattre rapidement (pages 24 et 25). Talon donneur de leçons sirupeuses à la police (pages 26 et 27). Talon combattant la pollution (pages 30 et 31). Talon critiquant le jeunisme (pages 34 et 35). Talon travesti (pages 36 et 37). Talon face à l’informatique (pages 38 et 39) et aux téléphones portables (pages 46 et 47).
Le grand soin apporté au dessin, la densité et la force des textes, qui s’éloignent assez peu de ceux de Greg, font de cet album une belle surprise.
