Après avoir parcouru les principaux continents connus, Achille Talon s'est trouvé face au même problème que Tintin ou Astérix : suffit-il de décliner les éléments de la carte du monde (ou de l'Europe) à chaque nouvel album, pour renouveler la série et lui insuffler un pittoresque frais éclos ? Astérix et les Belges, et Cléopâtre, et les Normands, et les Bretons... Tintin en Afrique, en Amérique, au pays de l'or noir, au Tibet, sur la Lune...

L'écueil, avec Greg, c'est que sa fantaisie est si grande qu'il ne peut raffiner les particularités propres à un pays précis : une fois que le héros est allé en Afrique Noire, avec le compte de gags sur les Noirs ("Le Coquin de Sort"), en Amérique Latine ("Viva Papa", "Le Trésor de Virgule"), en Asie ("La Main du Serpent"), dans le Pacifique ("Le Grain de la Folie"), qu'est-ce qu'on fait ? On prend les mêmes et on recommence ?

Greg a bien senti qu'il fallait redonner substance à la série sans jouer sur l'exotisme systématique. Aussi "L'Âge ingrat" se déroule-t-il bien en France, avec des noms bien français et tout-à-fait charmants ("Pympan-Faraud", "Marteau-sur-la-Lubie"), évoquant l'époque où les appellations fleuries des communes rurales suscitaient d'autres réactions que le mépris bien urbain de la part des enfants du gaz d'échappement et du béton coulé en cubes ascensionnels pour les "trous perdus" (et je suis poli) et les "hameaux à bouseux".

La couleur esthétique générale de l'album est celle du Moyen Âge (planches 20 à 22, 35 à 37), avec de vieux souterrains, des survivants du XIVe siècle, un dragon volant tout-à-fait médiéval, et quelques architectures de belle venue. Sur ce décor se dessine le profil d'un savant fou certes, et moyennement méchant, qui utilise les moyens modernes de l'époque (réseau de caméras de surveillance) au service d'une vocation remontant loin dans le temps.

Le temps et le vieillissement est donc le thème "scientifique" qui court vers la fin du récit. Le sujet eût pu être très sérieux, mais Greg en détourne d'emblée la vraisemblance en faisant tenir le secret de jouvence à une particularité de Lefuneste, liée à ses capacités cérébrales, autant dire à pas grand-chose... Planche 40, le questionnement traditionnel à propos de l'immortalité possible est posé : si on vit longtemps, ne va-t-on pas s'ennuyer d'assister toujours aux mêmes choses ? Question convenue, certes, mais qui ne doit pas être posée : les organismes simples immortels perdent leur mémoire ancienne au fur et à mesure qu'une nouvelle se crée, ce qui élimine les sentiments de lassitude et le stockage inutile de souvenirs périmés pour l'évolution. Si les hommes devenaient immortels, l'évolution se livrerait certainement à un bricolage adaptatif comparable.

Le point de départ de l'action, c'est qu'Achille s'étonne que Lefuneste ait reçu une proposition d'emploi en réponse à une petite annonce qu'il avait placée dans un journal. L'on verra que l'emploi est quand même spécial, et justifie les échanges de répliques aigres-douces entre Talon et Lefuneste jusqu'à la conclusion.

Papa Talon réagit toujours de manière tsunamique lorsqu'il est question de bière ou d'alcool; on apprend que Lefuneste vit "du chômage d'abord, d'une retraite anticipée ensuite (planche 3)". (Un moment, j'avais cru qu'il travaillait au service des impôts).

Cet album se distingue par un très bon équilibre entre les scènes de farce pure (celles qui ne font pas avancer l'action mais qui suscitent de franches rigolades) et les séquences dynamiques d'action et d'investigation. L'énergie printanière qui pousse Greg à nous offrir de la déconnade pour ce qu'elle est, cette énergie-là est contagieuse.

Ainsi, côté farce pure, il faut toute une planche (la première) pour introduire une scène aussi banale que l'échange de horions entre Achille Talon et Lefuneste, et ce, grâce à l'entremise du soliloque du facteur du quartier, qui nous offre de délectables métaphores auditives pour qualifier les voix des deux "amis", métaphores qui nous jettent d'emblée dans le dessin animé. De même, le temps perdu à la poste par Achille pour essayer de soutirer des renseignements confidentiels à un préposé (planches 7 et 8) est d'un rythme parfait. Les scènes de procès-verbal routier, pendant lesquelles rien n'avance, sont de véritables sketchs (planches 12 à 15). Belle envolée d'Achille Talon faisant ironiquement l'apologie de la vieillesse (planche 42).

Greg sait également développer les personnalités secondaires, non qu'elles soient très profondes, mais bien typées, afin de décoller l'attention du lecteur d'Achille et de Lefuneste et de renouveler son intérêt. Ainsi, le facteur Honoré Sépissé, jovial et sarcastique, balance ses vannes sur quatre planches. Hector Pédot, gros garagiste aux mains pleines de cambouis, nous étonne en se lançant dans l'action et en tentant de participer à le jet-set de Virgule; en prime, le dragon Hécatombe (la femme de ménage de Virgule) lui fait les yeux doux. Question de points communs, sans doute : la grande gueule et la masse musculaire. Le flic motard qui retarde tout le monde avec ses verbalisations est un personnage fort comique, d'autant plus qu'il est borné, et nous sort son règlement à tout propos.

Reflet de l'époque : planches 5 et 17, deux allusions sans rapport entre elles au "Triangle des Bermudes", une des légendes urbaines les plus populaires des années qui entourent la publication de l'album.

Un album réjouissant, finalement assez moral, effleurant des problèmes sérieux tout en les tournant en farce aussi vite que possible, et se ménageant de vastes fenêtres dédiées au rire pur.
khorsabad
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le 7 sept. 2013

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