Et revoici une "grande" aventure d'Achille (et de Lefuneste !). Cette histoire d'une main magique (plus que maléfique), déterrée d'une forêt bien française pendant une partie de cueillette de champignons, suffit à expédier Achille et Hilarion dans une Inde, fort improbable certes, mais il faut bien varier les décors.

On apprécie surtout l'instillation permanente d'un humour exubérant et succulent; plus question pour Greg, comme dans "Le Mystère de l''Homme à deux Têtes", d'alterner les moments d'aventures et les séquences rigolotes; ici, l'intégration est portée à un niveau particulièrement élevé : quasiment chaque vignette vaut son pesant de drôlerie, et Monsieur Greg se trouve, à cet égard, au sommet de son art.

Achille Talon alterne l'utilisation d'une langage châtié, recherché, voire pseudo-scientifique, et les métaphores inattendues et riches d'effets comiques. Si on peut parler d'énergie au sujet de Greg, c'est bien parce qu'il a le sens du choc, du carambolage entre des mots, des postures, des psychologies, des situations parfaitement en porte-à-faux les uns avec les autres, et il exploite en orfèvre leurs incompatibilités de manière explosive.

Le rite de la surprise et du suspense qui surgissent dans la dernière case de chaque planche est respecté avec une rigueur quasi intégriste. Densité, richesse, tension, surprise, étonnons-nous du succès de la série !

Cette réussite humoristique ne peut se passer d'effets collatéraux : la vraisemblance et le réalisme du fond de l'intrigue sont le cadet des soucis de Greg. Déjà, la main (du serpent) en question a plein de vertus sans rapports apparents entre elles : elle fait démarrer les (très vieilles) bagnoles et les vieilles horloges, elle transforme une vieille vache de réforme en laitière diluvienne, un policier en danseuse à tutu, elle cogne sur tout ce qui lui déplaît; plus spécifique à Greg : elle met en lévitation des personnes et des objets, jusqu'à renflouer un sous-marin en perdition (!!!), ce qui n'est pas sans évoquer l'illustrissime GAG, cet appareil qui m'a tant fait rêver dans "Le Prisonnier du Bouddha" (Spirou et Fantasio).

Un enjeu pour le scénariste, devant un tel débridement de fantaisie, c'est de sortir un semblant d'explication acceptable. Greg fait le minimum syndical : la main émet des radiations, voilà tout (planche 37)! Que voici donc des radiations intéressantes, méconnues, même de très loin, des tous les labos de physique ! Bien sûr, quand la main en fait un peu trop, Greg nous sort une piteuse explicative rationalisante : c'est un fakir qui a créé des illusions, en réalité il ne s'est rien passé d'extraordinaire (planche 42).

Intenable, ne fût-ce qu'une seconde : pas de fakir à l'horizon pendant une bonne moitié des fantaisies que se permet la main ! Si rien d'étonnant n'avait eu lieu, lisez bien l'histoire, tout le monde serait mort à la fin.

Plus émouvant : à la fin, Achille Talon, militant autoproclamé du cartésianisme le plus borné (le plus français, donc), supplie la main de prouver une dernière fois ses pouvoirs merveilleux. Il en pleure, le pauvre. Belle leçon : derrière les discours les plus désespérément secs, rationalistes, athées et tout le tintouin, se dissimule souvent une soif de vivre, observer et éprouver le merveilleux. Achille pense avoir noué une relation personnelle privilégiée avec cet objet divin (planche 36).

Sur le fond, la main est un objet sacré cher au coeur d'une secte d'étrangleurs (dans lesquels on reconnaît un écho des Thugs, chers à Bob Morane); et, comme le gouvernement légal de l'Etat indien concerné est libéral (donc sympa), les étrangleurs veulent mettre la main sur la main (non, non, y a pas d'erreur...) pour soulever la population contre ce régime anti-obscurantiste. On reconnaît là la mise en scène pseudo-géopolitique qui a déjà servi à Greg dans "Le Coquin de Sort", "Le Trésor de Virgule", ou "Le Roi des Zôtres", et qui lui sert surtout à faire voyager Achille, à présenter des moeurs étonnantes ou pittoresques, et à faire s'affronter au finale tous les partis en présence.

Les Indiens en question sont assez imprécis : ils sortent du "Inch Allah" planche 26, du Vichnou planche 30, du "Chien d'infidèle" planche 35; ils appellent les Européens des "Roumis" (planche 40); ils portent le croissant musulman (planches 35 et 42); mais leur prêtres font très bouddhistes Theravada (robe safran, planche 42). Beau palais à bulbes de Maharadjah (planche 43).

Plusieurs clins d'oeil à Greg lui-même (planches 35 37, 45), en rapport avec le discours distancié d'Achille sur sa propre aventure, dont il s'amuse à décrire certaines ficelles (planche 35).

L'aventure fonctionne comme un belle mécanique, très maîtrisée.
khorsabad
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le 10 juil. 2013

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khorsabad

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