On sait que, sur le tard, Greg glissait de plus en plus vers une haute fantaisie des arguments de ses scénarios, mais, là, franchement, "Achille Talon et le Monstre de l'étang Tacule" fait fort.

Passe encore sur le jeu de mots débile mis en exergue dans le titre de l'album. L'idée de base, c'est qu'Achille Talon est contaminé par une étrange maladie : celle de voir des monstres et des choses horribles là où le commun des mortels ne voit que des choses belles ou banales, et d'être ainsi porté à préférer ce qui est monstrueux, fétide, visqueux, effrayant, etc. On se doute que Lefuneste est souvent ciblé par des allusions répétées à sa "beauté" personnelle (d'ailleurs, Lefuneste, préposé à recevoir des horions de la part de la famille Talon, finit exceptionnellement souvent, ici, par se retrouver en position verticale, la tête enfoncée dans le sol...).

L'idée ne sort pas que du chapeau de Greg. Le mec qui a contaminé Achille Talon, c'est un dessinateur, Héliacin Frusquin (bon, le jeu de mots est de Greg, hein, alors pas la peine de me tirer dessus !), dans lequel on reconnaîtra sans forcer le grand André Franquin, ici mis en boîte par Greg pour ses productions tardives monstrueuses connues sous le titre de "Idées noires". Le mec est très gentil (ça change des gonflements d'Ego de la famille Talon et de Lefuneste), mais voilà, il dessine des horreurs partout, et d'ailleurs il ne voit que des horreurs partout (Voir l'article de dictionnaire sur ce personnage, réécrit à la sauce Greg, planche 9). Donc, Papa Talon trouve que son fils ne va pas bien, et se charge de le soigner, après avis d'un psy en lui montrant un vrai monstre; coup de pot, il paraît qu'il y en a un, pas loin dans une cambrousse hyper-paumée, dans l'étang Tacule...

Evidemment, comme l'intrigue est fondée sur des visions délirantes et monstrueuses, Greg ne se prive pas de nous en offrir des échantillons savoureux (planche 7).

L'histoire ne tient pas debout, mais son intérêt est ailleurs : la description désabusée des horreurs de notre vie urbaine (planche 1), devant lesquelles Achille passe, impassible, parce qu'il les trouve normales. Si on osait, on dirait qu'il y a un message là-dedans : la banalisation émotionnelle de l'infect, du tragique, du révoltant, du scandaleux. Pas sûr, de ce côté-là, que cet album soit un pur délire. Ces scènes contrastent avec la déprime d'Achille Talon devant les belles choses de la vie (planche 5).

Les personnages secondaires, pour courants qu'ils soient chez Greg, sont assez bien personnalisés : l'agent de police du square (planches 12 à 17); le psychiatre Basile Defoux (planches 16 à 21). Les bouseux attardés de Trouduquoy (planches 24-25) font assez dégénérés pour figurer dans un film d'horreur. Ajoutons quelques beaux comportements liés à l'ingestion d'alcool, et on comprendra que Greg n'a pas lésiné sur les épisodes farcesques.

Le lettrage, plus gros et plus droit que d'habitude, n'est peut-être pas de Greg. Il y manque ces élans charnus, cette nervosité rondouillarde qui se retrouve dans les dessins. Mais surtout, le mordant explosif et allusif des dialogues, cet art si gréguien de construire des répliques passant par des détours sémantiques et insinuateurs, par des trouvailles verbales irrésistibles, voilà qui vaut le déplacement !
khorsabad
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le 19 mars 2014

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