Entre l'enchaînement de gags et la véritable histoire

« Pilote » devient mensuel en juin 1974. Un coup de frein à l’énergie de Greg, qui se voyait ainsi réduit à ne plus procurer au magazine que deux planches par mois (le format des gags). Intenable pour notre acharné du scénario et du dessin. Greg tente donc de convertir Achille Talon à la « longue » aventure de 45-46 planches, afin de renouveler la carrière du personnage.

La gageure n’était pas gagnée d’avance. La force explosive de l’humour talonien vient en partie de sa concentration dans l’espace très ramassé de deux planches, où le rythme de l’action et les choix de mise en page sont perceptibles au premier coup d’œil. Sur 46 planches, l’humour a tout l’espace nécessaire pour se dissoudre et devenir vaseux, d’autant que, contrairement aux gags, il convient ici de maintenir un minimum de vraisemblance, pour faire en sorte que le lecteur adhère à l’action. Supposez que, dans une longue aventure, Talon fasse exploser Lefuneste à coups de canon de 75 toutes les trois pages (comme c’est le cas dans les gags), on renverserait les critères de base du réalisme, et le lecteur ferait la grève assez rapidement.

Il est donc logique que « Le Mystère de l’Homme à deux Têtes » porte des traces de cette recherche d’équilibre entre l’aventure à peu près cohérente et le délire loufoque. Sur le plan du scénario, Greg a repris une idée qu’il avait développée dans « Le Mystère de Sainte-Cassette », une œuvre de jeunesse bien oubliée du public en 1974. C’est l’histoire d’un truand qui utilise son frère jumeau pour se créer des alibis au moment de ses mauvais coups. C’est tout, donc ce n’est pas épais, comme argument.

Comment Greg met-il en scène cette intrigue ? D’abord, il prend soin de se réserver un vaste espace de fantaisie délirante, en plaçant une part essentielle de l’action dans un asile de fous, où les cinglés se livrent dans le parc à des extravagances qui dépassent en drôlerie les clichés plus sages qu’Hergé a mis dans « Les Cigares du Pharaon » (planche 19 – on aime bien le fou qui se prend pour un feu rouge et celui qui se prend pour une salade et s’arrose lui-même…). La fantaisie joue beaucoup sur le mélange que font les cinglés entre leurs lubies et la réalité, dans leurs répliques. Un personnage important, Barnabé Sonnet, amnésique assidu, confond tout le temps les identités qu’on lui attribue, et recherche sa propre identité en procédant par élimination, ce qui risque d’être un peu long…

Inévitablement, Achille est enfermé dans une cellule capitonnée, avec camisole de force (planche 24). La ressemblance des deux jumeaux se retourne parfois contre Achille lui-même (planches 27 et 29).

Par ailleurs, Achille s’assure d’emblée (planche 11) la collaboration de Papa Talon et de Lefuneste, ce qui permet de ménager des secours au héros dans le besoin (planches 37 à 39), et de démultiplier les péripéties et scènes de farce lorsque l’équipe est scindée en deux (planche 15) et se lance dans des initiatives plus ou moins fructueuses. Ainsi, deux planches et demie sont affectées à un gag avec un tailleur qui ne fait nullement progresser l’action (planches 12 à 14), et trois planches aux tentatives acrobatiques des alliés d’Achille de franchir un mur d’enceinte (planches 29 à 32).

Greg adore ensevelir le lecteur sous des cascades de termes et d’images sémantiquement apparentés, élégants ou non (planches 13, 23) ; et sous des répliques censées être explicatives, mais si obscures aux oreilles de leurs destinataires qu’elles suscitent le rire (planches 27 et 29, 43).

L’intrigue, ténue, traîne en longueur vers la fin, et même en délayant, Greg n’est pas parvenu à la 46e planche. On ne se fatiguera pas à relever les nombreuses invraisemblances qui contribuent au côté primesautier du récit. C’est un bon début, mais Greg fera plus solide par la suite.