[Critique des 2 volumes] Une plongée en apnée dans la BD de genre US des années 60

Vous avez aimé la série Twilight Zone (je parle bien de l'originale hein, celle des années 50)? Alors ces anthologies BD sont peut-être pour vous. On se replonge ici dans le magazine Creepy, publié aux Etats-Unis par l'éditeur James Warren à partir de 1964 et jusque au début des années 80. Ce magazine bimestriel, dont le format plus adulte est destiné à échapper aux foudres de la censure de l'époque (qui avait eu la peau des fameuses publications EC Comics des années 50 du style Contes de la crypte suite à l'instauration de la Comics Code Authority en 1954), est en effet un véritable condensé de l'imaginaire (principalement) fantastique de l'époque.


Les histoires proposées dans ces deux volumes disponibles à l'heure actuelle couvrent uniquement les années 1964 à 1967. D'autres volumes sont-ils à attendre à l'avenir???


Nous sommes accueillis dès l'ouverture du tome 1 par une excellente introduction de Christophe Gans qui nous remet l'ensemble dans son contexte (la censure, la guerre du Vietnam, l'influence des adaptations de Poe par Roger Corman, la nostalgie pour les films de monstres américains de l'avant-guerre, etc.). Gans souligne avec pertinence un élément qui frappe rapidement le lecteur: on est en effet à cette époque déjà rentré dans une phase de développement de la "culture geek", avec ses connaisseurs pointus en matière de films de monstres; et la revue joue en effet à fond sur le "fan-service" et autres références à des classiques du film fantastique, multipliant les apparitions assez balisées de créatures archétypales (vampires, loups-garous, goules, zombies vaudoo, Frankenstein, etc.), s'amusant souvent à les confronter "pour voir qui gagne", ou à "pasticher" des succès du moment (j'ai vu quelques référence aux classiques de Jacques Tourneur, ou encore bien sûr à Roger Corman avec l'adaptation de nouvelles classiques du fantastique par Poe, Stoker, Irving)...Ce n'est clairement pas le meilleur côté de cette anthologie qui, sous cet aspect, a pris un gros coup de vieux. Si cela procure une plongée intéressante dans l'imaginaire et les principales références de l'époque, cela peut être perçu aujourd'hui comme assez désuet et ne sera pas forcément très grisant pour le lecteur moderne (autant retourner alors aux classiques originaux plutôt que d'en lire les pastiches...). A cet égard, et pour reprendre la comparaison instaurée en introduction, une série comme la Twilight Zone (peut-on extrapoler à toutes les années 40 et 50?) semble encore aujourd'hui largement plus fraîche et inventive. Les histoires de Creepy se contentent en grande parie de "reprendre la recette" qui avait fait ses preuves: histoires (très) courtes avec retournement final plus ou moins réussi. En accumulé, le tout finit par devenir un peu indigeste; je me suis surpris souvent à me lasser au bout de 4 ou 5 histoires et préférait alors passer à autre chose pour y revenir avec un peu plus de fraîcheur. Les styles des différents auteurs, souvent très proches les uns des autres, lorgnant tous vers un trait au 3/4 réaliste dans un noir&blanc uniforme, n'aident souvent pas non plus à briser cette monotonie, même si, comprenons-nous bien, la revue a regroupé le top du top des auteurs de comics disponibles à l'époque! Le niveau graphique d'ensemble est tout à fait excellent, mais encore une fois souvent trop homogène, sans grands partis pris ou innovations graphiques (politique de l'éditeur? volonté de s'inscrire dans une tradition? modes graphiques de l'époque?...). Sur le plan scénaristique, un très très grand nombre d'histoires ont été inventées par la même personne, Archie Goodwin, qui tenait un rôle très important (quasiment rédacteur en chef si j'ai bien compris) dans la revue ; là aussi, on peut regretter que le pool de scénaristes n'ait pas été un peu plus ouvert, à l'instar de celui des dessinateurs, ne serait-ce que pour diversifier les sensibilités.


Bien entendu, sur des anthologies d'une telle importance en termes de contenu, certaines histoires et auteurs se démarquent de l'ensemble (il faut par ailleurs noter que Délirium a publié à part les histoires d'excellents auteurs au trait très affirmé pour la revue comme Bernie Wrightson ou encore Richard Corben, ce qui tend un peu mécaniquement à affadir l'ensemble):
- certaines histoires ont une dimension méta-narrative vraiment marrante (The Success Story avec ce faux auteur de comics dont les nègres reviennent lui régler son compte ; Welcome Stranger avec ses producteurs de films d'épouvante ; Overworked où un auteur de BD surmené en arrive à de drôles d'extrémités...);
- d'autres marquent par un scénario malin et/ou leur beau découpage et/ou par leur imagerie surnaturelle intéressante (Return Trip sur un mari cocu qui revient prendre sa revanche; Untimely Tomb pour un pastiche plutôt réussi d'Edgar Allan Poe ; le marquant The Thing in the Pit sur une famille d'aveugles dégénérés plutôt flippante avec de beaux dessins de Gray Morrow ; The Stalkers avec un superbe dessin et un découpage imaginatif d'Alex Thot; Brain Trust sur le fameux thème des frères jumeaux / siamois "connectés", avec le très doué Angelo Torres au dessin; le très sympa Collector's edition avec Steve Ditko au dessin, avec son livre maudit très lovecraftien ; Skeleton crew avec sa menace rampante sur un bateau en perdition (Angelo Torres au dessin); Voodoo doll avec un beau dessin de Jerry Grandenetti sur des rapports de couple conflictuels à coups de poupées vaudou; le joliment ironique Seconde chance! (Steve Ditko au dessin) au sujet d'un pacte avec le diable pour une résurrection qui tourne mal...);
- si les adaptations de nouvelles célèbres sont malheureusement généralement trop sages pour capter véritablement l'intérêt, l'adaptation de The Adventure of the German Student (nouvelle de Washington Irving) par le décidément doué Jerry Grandenetti sort clairement du lot avec son beau noir et blanc et ses exquis personnages anguleux qui évoqueraient même l'esthétique manga (on pense un peu au style de Kazuhirô Fujita - Moonlight Act, Black Museum, etc.).


Certaines histoires s'essaient même à la science-fiction, voire à la fantasy façon Conan, mais le résultat n'est pas toujours très convaincant (voire pire dans le cas de la fantasy avec des histoires quasiment embarrassantes à lire aujourd'hui...).


Si les remarques ci-dessus valent dans l'ensemble pour les deux volumes, le 2e volume m'a néanmoins semblé un peu supérieur en qualité (couvrant une période plus récente 1966-1967). Il faut également évoquer l'un des points forts de ces beaux volumes publiés par Délirium: les couvertures signées Frazetta sont tout simplement magnifiques, et plusieurs autres sont reproduites en fin de volume.


Pour conclure: de très beaux objets, qui feront je l'imagine la joie des collectionneurs avertis; néanmoins, le contenu est ici très "pointu"; il ne s'agit pas de volumes totalement indispensables dans l'absolu si vous n'êtes pas vraiment intéressés par cette période du fantastique et de la production comics américaine. Le tout peut sembler un peu long si vous n'avez pas une vraie affinité avec la période (ou si, à l'instar de Christophe Gans, ces publications n'ont pas bercé votre enfance).


A suivre: Eerie vol. 1 et 2 et les deux volumes sur Corben!

Tibulle85
7
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le 12 avr. 2019

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Tibulle85

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