Ce tome regroupe les épisodes 515 à 519, 521 à 525, 527 à 532, et 535 de la série Batman. Ces épisodes sont initialement parus en 1995/1996, tous écrits par Doug Moench, dessinés par Kelley Jones, encrés par John Beatty, et mis en couleurs par Adrienne Roy, puis par Gregory Wright à partir de l'épisode 519.


Épisode 515 - Un trio de Gugusses (dont KGBeast) ont décidé d'empoisonner le réservoir de Gotham, avec du plutonium. Épisodes 516 & 517 - Batman enquête sur une série de meurtres dont les victimes ont eu le cœur enlevé après leur décès. Épisodes 518 & 519 - Black Mask et Spider interrompent le bal masqué de Bruce Wayne. Épisodes 521 & 522 - Killer Croc (Waylon Jones) s'est échappé d'Arkham et il trouve refuge dans le marais de Swamp Thing. Épisodes 523 & 524 - C'est au tour de Scarecrow (Jonathan Crane) de donner du fil à retordre à Batman, jusque dans une maison hantée piégée. Épisode 525 - Mr. Freeze (Victor Fries) a monté une arnaque à la cryogénisation.


Épisodes 527 & 528 - Two-Face (Harvey Dent) a décidé d'appliquer une justice sommaire à un directeur de cirque contre lequel il avait manqué de preuve en tant que procureur général. Épisode 529 - Durant Contagion, Batman missionne Poison Ivy (Pamela Isley) pour qu'elle récupère un échantillon sanguin d'un malade encore vivant. Épisodes 530 à 532 - Une enquête sur des antiquités incas volées emmène Batman et Deadman (Boston Brand) jusqu'au Pérou. Épisode 535 - Des éminents chercheurs sont assassinés par un duo sortant de l'ordinaire, Batman se lance à leur poursuite.


Les années 1990 ne furent pas la décennie de la médiocrité où tous les comics étaient bons à jeter à la poubelle. Avec ce recueil de belle facture (papier glacé un peu plus épais qu'à l'ordinaire), l'éditeur DC pioche dans des épisodes atypiques de Batman. Certes le lecteur aura droit à son content d'ennemis classiques (Killer Croc, Scarecrow, Mister Freeze), et de criminels normaux ayant la bêtise d'œuvrer à Gotham. Il aura droit à des réminiscences de pulp, avec des victimes mutilées, un cirque abritant des individus affublés de difformités physiques, une maison hantée dans un parc d'attraction, et même des reliques maudites.


Doug Moench a pris le parti de raconter des histoires relativement courtes (de 1 à 3 épisodes), indépendantes les unes des autres (la continuité jouant un rôle des plus mineurs), avec à chaque fois une résolution tranchée. Il n'y a pas de bulles de pensée ; il y a quelques cellules de texte, mais peu nombreuses. Par contre les personnages sont assez bavards, avec une tendance appuyée à s'exprimer de façon théâtrale et emphatique. Chaque histoire est bâtie sur le principe d'une enquête pour résoudre un meurtre (ou plusieurs) ou retrouver un criminel. Les mystères restent à un niveau basique, intrigants sans relever d'un suspense haletant. Les dialogues sont lourdauds, entre exposition plate, redondances, et atermoiements immatures (les 2 épisodes où Harvey Dent fait pression sur Mal & Cal Skinner étant particulièrement laborieux, avec des rappels maladroits et superfétatoires).


Ce sont Kelley Jones & John Beatty (et dans une moindre part Gregory Wright) qui transfigurent ces histoires rétro à la narration lourde, en un voyage visuel inoubliable. Dès la couverture, le lecteur peut contempler les spécificités de l'esthétique qu'ils ont choisie. Il y a la longueur des oreilles de la cagoule de Batman : plus longue que la hauteur de sa tête. D'un épisode à l'autre, elles peuvent encore s'allonger, ou bien en fonction de l'état d'esprit de Batman, être bien droites, ou couchées. Prises littéralement, ces oreilles sont ridicules et relèvent d'un dispositif comique. Prises de manière allégorique, elles relèvent d'une approche gothique et expressionniste, traduisant les émotions du personnage. Dans le même ordre d'idée, la cape de Batman prend une ampleur de plusieurs mètres carrés, sa forme et ses plis s'adaptant aux mouvements de Batman, au point qu'il ne peut pas s'agir de la même pièce de tissu, de la même coupe d'une page à l'autre. Elle prend aussi bien la forme d'ailes de chauve-souris démesurées, que de cape enveloppante dans laquelle Batman se drape. Elle peut aussi bien présenter une forme torturée que des plis géométriques réguliers.


Toujours sur cette couverture, l'amas de crânes et la bougie renvoie à une époque moins éclairée, avec un vague relent de moyen-âge obscurantiste. La loupe évoque irrésistiblement les clichés associés à Sherlock Holmes. D'un côté, ce n'est pas sérieux, c'est parodique. De l'autre côté, ces accessoires ne déparent pas dans les mains de ce Batman appartenant au monde des ténèbres. Ils lui confèrent une aura gothique qui n'a rien de risible.


Ce parti pris relatif à la représentation de Batman se retrouve tout au long de ces 12 épisodes, avec en plus un personnage ayant tendance à se replier sur lui-même, à prendre des postures ramassées. La description de Gotham est tout aussi radicalisée. Les rues sont souvent vides, comme si tous les habitants restaient claquemurés chez eux. Les bâtiments en pierre de taille sont nombreux, ainsi que les façades en brique, évoquant une architecture victorienne. Les ombres s'insinuent partout, transformant chaque rue en un territoire enténébré et inquiétant, digne du Londres de la fin du dix-neuvième siècle. Le lecteur est plus dans une ville médiévale européenne que dans les quartiers mal famés de New York.


Kelley Jones et John Beatty interprètent le réel, le déforment pour une vision expressionniste, à la fois gothique et onirique, où les exagérations ridicules deviennent la marque d'un tourment intérieur, d'une difformité psychique. De manière superficielle, Kelley Jones apparaît fâché avec l'anatomie, en particulier pour les cuisses des personnages. Leur tour de cuisse défie l'entendement, et les possibilités physiologiques. Pris au premier degré, il s'agit d'une erreur de débutant, grotesque et idiote. À nouveau, avec un point de vue expressionniste, il s'agit de la manifestation de la force physique des individus, de la préparation physique intensive et obsessionnelle de Batman, tellement hors de proportion qu'elle finit par produire une musculature elle aussi disproportionnée.


Jones applique le même principe de la morphologie exprimant la psyché des individus avec les personnages féminins. Ici, il n'y a pas de jeunes femmes élancées et longilignes, dotées d'une forte poitrine défiant les lois de la gravité. Les femmes sont bien en chair, avec des grosses cuisses (pour elles, révélatrices de leur chair sensuelle). La poitrine de Poison Ivy est généreuse et lourde, tombante, comme si cette sensualité exacerbée était déjà au bord de la dégénérescence, trop exubérante, trop massive pour pouvoir lutter contre la gravité et le vieillissement de la chair. La féminité de Poison Ivy (et d'autres) est vénéneuse, à la limite de se faner.


Kelley Jones (bien complété par John Beatty et Gregory Wright) se livre à une interprétation personnelle de Batman et de son environnement, en faisant un individu sondant la noirceur et les perversions de l'âme humaine, dans une ambiance gothique intelligemment pensée. Tous les éléments du dessin participent à cette vision construite et rigoureuse : de la posture des personnages, aux aplats de noir, en passant par les costumes, les accessoires, les architectures, les visages aux traits exagérément marqués, les morphologies plastiques et triturées.


Kelley Jones et John Beatty canalisent leur vision pour créer une interprétation d'une cohérence sans faille. Ils adoptent une approche rétrofuturiste pour la technologie employée par Batman. De par leur forme, ses microscopes semblent avoir été façonnés par des technologies moyenâgeuses, aboutissant à des apparences tarabiscotées. La lumière qui en émane semble attester d'une science dépassant celle à notre disposition, mise au point par des extraterrestres du futur. La combinaison de ces 2 approches fait apparaître ces instruments comme des outils de pouvoir magiques, renforçant la mystique de Batman et de son laboratoire. Peu d'artistes sont capables d'une telle alchimie, transformant des outils perfectionnés, en des accessoires magiques anciens.


Ce recueil constitue une très belle édition d'épisodes présentant une interprétation inoubliable de Batman. Les histoires sont classiques dans leur thème et leur structure. Les dialogues manquent de vivacité, de naturel et de rythme. Les dessins, l'encrage et la mise en couleurs plongent le lecteur dans un environnement gothique, une vision expressionniste maîtrisée et rigoureuse des personnages et des décors. Kelley Jones réussit le tour de force de réinventer visuellement Batman, pour une version tout publique, angoissante pour les plus petits, pleine de saveurs exquises pour les plus grands.

Presence
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 4 avr. 2020

Critique lue 67 fois

Presence

Écrit par

Critique lue 67 fois

Du même critique

La Nuit
Presence
9

Viscéral, expérience de lecture totale

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...

le 9 févr. 2019

10 j'aime