Eric Corbeyran donne ici à Olivier Milhiet l'occasion de sortir de la cruauté quelque peu tératologique de "Caravane", pour mettre le talent du dessinateur au service d'un récit assez léger d'heroic-fantasy humoristique. Le décor est celui d'un Orient légendaire et fantasmatique, largement inspiré des "Mille et une Nuits", avec beaucoup d'éléments arabes ou persans.

Ce volume sert simplement d'introduction classique au récit de deux destinées qui n'ont rien à voir au départ, mais qui, étant l'une masculine et l'autre féminine, sont appelées à se rencontrer, pour le meilleur et pour le pire. La fille, c'est Naïly, une aventurière-intellectuelle dont les opinions, trop scientifiques-rationalistes-matérialistes-démocratiques, et sa grande gueule qu'elle ferait mieux de fermer de temps à autre (planche 39), déplaisent souverainement aux responsables religieux du royaume des Mille-Mers, qui la somment d'abjurer ses affirmations sacrilèges, sous peine de se faire bouffer par un monstre marin. Il y a du Galilée là-dedans, du Giordano Bruno, et pourquoi pas du Copernic.

Formant pendant à cette chercheuse de noises idéologiques, Aniss est un brave jeune homme de belle humeur, feignant comme Gaston Lagaffe, doté de cette naïveté souriante des imbéciles heureux pleins de bonne volonté, mais dont les talents pratiques laissent beaucoup à désirer. Aniss, livreur de tapis assez incapable, va se voir confier quasi simultanément deux missions d'importance majeure et incompatibles entre elles, qui lui donneront (peut-être) l'occasion de se rassurer sur le niveau de ses propres capacités à satisfaire ses commanditaires.

A partir de là, on va rencontrer tout un tas de personnages peu recommandables qui menacent le héros et l'héroïne, et dont il va falloir se tirer avec un minimum de dégâts.

Sur cette trame, le travail d'Olivier Milhiet se révèle remarquable. Son dessin semi-réaliste, toujours fortement lumineux, appose avec délicatesse des transitions nuancées d'éclairage et de couleurs sur les visages et les décors, sans ces lignes de partage brutales entre deux nuances qui transforment en chefs-d'oeuvre tachistes certaines planches d'autres auteurs. Ce grand art donne immédiatement chair, substance et volume aux dessins, avec un pouvoir de séduction qui marche sur les traces de Jean-Luc Masbou ("De Cape et de Crocs"). La netteté des sujets dessinés en premier plan, au prix d'une ligne claire parfois soutenue, pose un contraste naturel avec les arrière-plans lointains, bien moins cernés et pâlis comme par l'interposition d'une légère brume (effet d'atmosphère très réussi). Voir les pkanches 6 et 7, qui offrent un travail remarquable sur l'interface terre-mer.

Les décors bâtis font l'objet d'une étude méticuleuse. Seule la planche 1 nous situe dans un décor que l'on pourrait qualifier d' "occidental", avec des éléments qui évoquent les XIVe et XVe siècles européens : armures, casques, costumes civils, gothique à lancettes, piliers carrés, pennons blasonnés... Tout le reste pourrait en effet se situer dans quelques ports médiévaux arabes ou persans : jetées parallèles planche 2 (encore qu'on imagine mal la fonctionnalité de la promenade circulaire sur pilotis autour de l'eau de cette planche, à moins qu'on ne donne à bouffer tous les jours au monstre local des Galilée sexys et rationalistes). Les irrégularités des planches, les clous qui les assujettissent sont tous là. Excellent rendu de la pluie, de plus en plus drue (planche 27), et des ombres rayonnantes (planche 38).

Terrasses sur les toits, minarets, coupoles, bulbes, décors abstraits ajourés, dallages soignés, jardins agencés en paradis individuels : le monde arabo-persan d'Olivier Milhiet ne laisse rien à désirer (planches 8 et 9). La fabrique de tapis, de plan oblong, présente une toiture arquée, répétée sur le couvrant des collatéraux, et se terminant, de manière originale sur un surplomb relié à la partie basse du mur latéral par un bref glacis rentrant (planche 14).

Corbeyran se laisse un peu aller dans la toponymie : "Pah-Naari", "Khaar-Pett", "El-Astik", "Criis-Tahal"... Même Arleston n'a pas ce culot. Et le titre de ce tome 1 ("Carpette diem") est du niveau d'une soirée alcoolisée entre copains. Bon, il y a bien un tapis magique quelque part, mais enfin...

Un premier tome assez classique au niveau scénario, remarquable quant aux dessins, et qui tend à mettre le lecteur d'humeur positive.
khorsabad
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le 27 août 2014

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