L’affrontement entre l’Impératrice léonine et l’Empereur cacochyme se poursuit. Dans cette Russie uchronique-fantasmée, Dufaux laisse libre cours aux clans de cavaliers plus ou moins barbares, entre espèces de ninjas de la steppe (planches 18 et 19) et cosaques bon teint, pour se disputer les faveurs des deux protagonistes principaux (planches 24 à 27). Notre vision de la Russie déchirée entre mafias concurrentes s’en trouve gratifiée, d’autant que l’un des enjeux qui sert à sceller une alliance entre l’Impératrice et l’un des clans est le don gracieux ( ?) d’une ogive nucléaire (planche 26), et l’on sait à quel point la Russie d’aujourd’hui a du mal à gérer son stock de saloperies nucléaires obsolètes. Dufaux remplit donc bien son contrat de ce côté : rendre vraisemblable émotionnellement (pas cognitivement) le ressenti que nous avons de la Russie, celle qui vient de se payer un petit Anschluss avec la Crimée.

En entreprenant d’emmener Rostan et Adja dans une chasse aux « impurs », sortes de dégénérés souterrains que conserve l’Empereur pour ses projets, Dufaux sacrifie au schème courant du passage initiatique dans le monde du dessous-du dedans, qui peut s’avérer juteux pour l’esprit du lecteur s’il est bien mené. Rostan est bizarre, d’ailleurs : on pensait qu’il ne s’agissait que d’un humain costaud à prothèses, d’autant qu’il est toxicomane (planche 11), mais on se rend compte qu’il est entièrement démontable (planche 46) : un androïde, certes, mais ce genre de mécanique se drogue-t-il ?

Le travail de Philippe Adamov est si réussi qu’on le croirait né pour peindre sans désemparer des univers décadents-baroques fortement typés, empestant la dégénérescence, la récup’ systématique des décombres de civilisations périmées, tout cela dans un fouillis culturel superbement calculé pour ne jamais faillir à sa puissance d’évocation. Par exemple, dès la planche 1, ces bâtiments coiffés de flèches bizarres, nid d’aigles post-gothiques ancrés sur d’énormes canalisations qui semblent être la seule voie de communication avec le sol et les autres édifices ; pour la force évocatrice, on notera un bâtiment en forme de vaisseau spatial soviétique des belles années, des croix orthodoxes, des inscriptions criardes en cyrillique, une faucille copulant avec un marteau au sommet d’une tour délabrée prête à se casser la gueule, un clocher à bulbe, et cette neige grisâtre qui explique qu’on ne peut pas être tout à fait normal en vivant dans un décor aussi déprimant. Pierre le Grand est posé en modèle de référence pour l’Empereur (planche 16), alors que Lénine sert de décor à l’entrevue – chaude – entre Cosaques et Zaparogues (planche 24).

La déco luxueuse mais un peu trop plate des appartements impériaux (planches 8 et 9) forme contraste avec la violence des complots et des passions qui s’y trament.

Dufaux capte l’attention du lecteur avec du sensationnel et de la surprise, et il n’y va pas avec le dos du samovar : le mafieux Drossof, chauve carnassier tatoué sur le crâne, flanqué de deux nabots en forme de Dupond et Dupont raccourcis, adore pétrifier ses victimes dans un bain de métal radioactif, tout en chassant constamment une armée de gros bousiers qui remontent par ses manches jusqu’à ses mains (planches 7 et 35)... Heureusement qu’on n’a pas l’odeur, en BD ! On aimera aussi des passages délicats : un mec écrabouillé par un char d’assaut (planche 14), une tête coupée au sabre (planche 18), l’hystérie flagellatrice de l’Empereur sur une pauvre fille (planche 22), la copulation hilarante entre l’Empereur Pierre, vieillard hyper-délabré, et la resplendissante Impératrice Catherine, sous les yeux très très scrutateurs d’un haut dignitaire de l’Eglise Orthodoxe (planches 29 à 31) ; un bordel populaire où Catherine vient comploter avec Drossof (planches 33 à 38) ; l’association érotique entre Rostan et Adja – la Bête et la Belle – pour aller dans les souterrains infects des « Impurs » (planches 41 à 46).

Adja, sexy à mort, entre-deux-seins dénudé quand il faut, cuisses nues face à des adultes qui rêvent de la violer (planches 8 et 9, 26), continue à élever notre libido jusqu’au point où ce n’est plus raisonnable pour notre tension artérielle.

Je m’en fous, ma tension est bonne.
khorsabad
8
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le 20 avr. 2014

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