Ce tome fait suite à Bloody Hell in America (épisodes 1 à 4 de la saison 2). Il contient les épisodes 5 à 13 de la saison 2, parus en 1997/1998.


En 1945, au Japon, dans un jardin privé, un monsieur âgé achève un origami de forme complexe. Suite à leur incroyable mission dans une base américaine secrète, les Invisibles décident de leurs prochaines actions. Jolly Roger quitte le groupe. Jack Frost et Lord Fanny se rendent dans un club sadomaso à San Francisco pour prendre contact avec Pierrot et Colombine, 2 individus sortant de l'ordinaire et devant leur remettre un objet de pouvoir appelé Hand of Glory. King Mob se rend à Berkeley pour se faire masser par une ex. Mason Lang emmène Ragged Robin, Jack Frost et Boy avec lui dans l'une de ses entreprises à San Francisco car il a reçu des informations lui indiquant que le projet de machine à remonter le temps est proche d'aboutir.


C'est maintenant une habitude : Grant Morrison ne perd pas de temps. Il plonge le lecteur dans un monde de références pointues et touffues qui expliquent une partie de l'intrigue. Il se contente de les nommer ou de les montrer sans les expliquer. Si le lecteur les connaît, il met ce savoir au profit de la compréhension de l'intrigue en interprétant ces références, sinon tant pis. Ça commence dès la page 2 avec l'origami. Morrison montre juste le résultat du pliage qui va s'avérer une illustration de la théorie du temps développée par les scientifiques de Mason par la suite. Charge au lecteur de se souvenir que l'origami fascine souvent parce qu'il permet de créer des formes en 3 dimensions à partir d'une feuille de papier plate (en 2 dimensions). C'est également sans grande surprise que reviennent des citations de Siva, les théories de Terrence McKenna, le nombre 23, le 22/12/12 et les aventures de Jerry Cornelius.


Évidemment Grant Morrison ne se contente pas de refourguer toujours les mêmes références, il continue d'étendre la surface de son récit, tout en prenant bien soin de connecter chaque scène à plusieurs autres suivant des liens de natures différentes : lien chronologique, lien de cause à effet, synchronicité, etc. C'est ainsi qu'il intègre à la narration le collège invisible de Jacques Vallée, Joséphine Baker, le tableau Guernica de Picasso, Pierrot et Colombine en tant que symboles (dont l'interprétation m'a totalement échappé), et même des faits d'actualités tels que l'attentat au gaz sarin commis par la secte Aum Shinrikyo le 20 mars 1995, dans le métro de Tokyo.


À nouveau le lecteur doit essayer de trouver la trame principale noyée dans le flot d'informations ; il s'agit quasiment d'isoler le signal dans le bruit de la narration. Il y a parfois des lueurs d'espoir. Par exemple, un personnage clarifie pourquoi une cellule d'Invisibles de compose de 5 personnes : les 4 éléments (eau, terre, feu, air) + l'esprit. Mais Morrison assène un coup terrible : 2 personnages au moins ont effectué un voyage dans le passé. Tout est vain : alors que le tome précédent laissait entrevoir la possibilité d'identifier un ennemi principal et ses motivations, Morrison noie le lecteur sous 2 couches supplémentaires de complots, de nouvelles organisations secrètes et de liens temporels inversés. Or ces dispositifs narratifs relèvent plus du divertissement, que de la réflexion. Ils constituent donc autant de distractions supplémentaires.


Pourtant dès le premier épisode, King Mob explicite sa philosophie : il préfère prendre en main son destin plutôt que de s'en remettre à une entité omnipotente appelée Dieu. Le lecteur est donc en droit de penser que Morrison va à nouveau progresser dans ses réflexions philosophiques et avancer vers un point de vue dominant. Mais non, le récit met en évidence la virtuosité de Morrison à construire et utiliser une structure très complexe (Lady Edith Manning papotant avec le jeune Tom O'Bedlam alors qu'un Tom O'Bedlam âgé fait de la balançoire avec Jack Frost en arrière plan) et sa capacité à anéantir toute théorie bâtie par le lecteur en intégrant de nouveaux personnages agents secrets. Finalement les révélations chocs et l'aventure prennent le dessus sur la cohérence de l'intrigue. En particulier il devient de plus en plus évident que cette cellule d'Invisibles avance au petit bonheur la chance, sans aucune plan ou ligne directrice. Certaines limites de la culture de Morrison commencent également à apparaître dans la façon naïve dont il décrit les attributs de Mason Lang en tant que chef d'entreprise.


La quasi intégralité du tome est illustrée par Phil Jimenez (dessins) et John Stokes (encrages, ou parfois finitions). 10 pages de l'épisode 6 sont illustrées par Michael Lark et quelqu'un (sous le pseudonyme de Space Boy) l'aide à dessiner l'épisode 9, pour un résultat qui perd beaucoup en détails. Jimenez et Stokes utilisent toujours leur style descriptif, très plaisant à l'oeil, bourré de détails. Toutefois, une scène se déroulant à Paris permet de mesurer leur limite : la Tour Eiffel semble étrangement factice. Mais ce n'est qu'un faux pas occasionnel, la majeure partie étant détaillée et crédible malgré la disparité des composantes à intégrer dans chaque image. Jimenez a la particularité de soigner régulièrement les décors avec une profusion de détails qui les fait exister de manière inoubliable (la chambre de Lady Edith Manning par exemple).


Le tome se conclut sur une histoire de 8 pages initialement parue dans "Vertigo winter's edge" (1998). King Mob se rend à l'accouchement de sa soeur dans un monde où le divertissement est devenu la religion dominante. Les dessins sont de Philip Bond et le résultat ressemble à une nouvelle de Jerry Cornelius, indispensable et subversif.


En fonction des attentes du lecteur, ce tome peut soit sembler un léger changement de cap bienvenu pour intensifier l'aspect espionnage, complot et action, soit un début d'erreur d'orientation qui donne dans la surenchère d'organisations secrètes rendant de plus en plus improbable la compréhension de l'intrigue. À moins bien sûr que ce ne soit justement le propos de Morrison de faire comprendre que la réalité ne peut pas se concevoir sur la base d'une unique théorie. Les Invisibles continuent à lutter contre l'invasion dans Kissing Mister Quimper.

Presence
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le 16 sept. 2019

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