Ce tome regroupe les 16 récits dessinés et encrés par Steve Ditko pour l'éditeur Warren Publishing, en 1966/1967. Ces récits courts (8 pages) sont initialement parus dans Crepy 9 à 16, et Eery 3 à 10. Tous les scénarios sont d'Archie Goodwin, sauf 1 (l'histoire intitulée The sands that change, écrite par Clark Dimond & Terry Bisson). Toutes les histoires sont en noir & blanc, rehaussées (sauf 3) par des lavis de gris appliqués par Ditko lui-même. Cet album est au format européen (plus grand que les comics), ce qui correspond au format magazine original des parutions Creepy et Eery. Il comprend une introduction de 5 pages écrites par Mak Evanier donnant quelques éléments de contexte, sur Steve Ditko, les raisons pour lesquelles il a travaillé dans ces magazines, et quelques observations sur ses techniques de dessins.


Chacune des histoires est bâtie sur le schéma d'un récit avec une chute ironique, le plus souvent baignant dans une forme de justice poétique. Il s'agit d'un format directement hérité des EC Comics. Ainsi dans ces 16 récits, le lecteur croisera des loups garous, découvrira des récits de vengeance, de possession, de voyage astral. Il y sera question de pratiques occultes, et de démons d'autres dimensions. Les protagonistes seront en butte à des pièces hantées, à des pratiques de sorcellerie destinées à ressusciter les morts. Plusieurs récits s'inscrivent directement dans le genre Sword & Sorcery, en filiation directe du Conan de Robert Erwin Howard, préfigurant l'avènement de sa transposition en comics en 1970.


À l'évidence, ce qui attire le lecteur potentiel vers cet ouvrage, c'est la promesse de découvrir des histoires réalisées par Steve Ditko libéré du cadre rigide que représentent les histoires de superhéros.


Né en 1927, Steve Ditko a commencé sa carrière professionnelle de dessinateur de comics en 1953. Il a co-créé Spider-Man en 1962 (38 épisodes), et Doctor Strange en 1963. Suite à une différence artistique avec Stan Lee, il a quitté Marvel pour aller travailler chez l'éditeur Charlton (Blue Beetle, Question, Captain Atom), et en même temps pour Warren Publishing (Creepy & Eery).


Par la suite Steve Ditko travaillera à plusieurs reprises pour DC Comics : The Steve Ditko omnibus Vol. 1 & The Steve Ditko Omnibus Vol. 2, The Creeper . Il retournera travailler épisodiquement pour Marvel (refusant de redessiner Spider-Man ou Doctor Strange), reprenant une série de Jack Kirby (Machine Man), créant une nouvelle série (Speedball avec Roger Stern en 1988, ou le personnage de Squirrel Girl en 1992). Depuis 1998, il réalise des comics en auteur indépendant, vendus par correspondance.


Si le lecteur est familier des histoires courtes à chute ironique, les scénarios d'Archie Goodwin ne recèleront pas beaucoup de surprises dans leur dénouement, et une utilisation superficielle du folklore des monstres classiques. La fin se sent venir assez rapidement. Celles les plus inattendues s'inscrivent dans le genre Sword & Sorcery, du fait qu'elles soient si proches de Robert E. Howard. Dans l'introduction, Mark Evanier indique qu'Archie Goodwin avait pour habitude de concevoir ses scénarios en fonction du dessinateur affecté à l'histoire. C'est ainsi que ce recueil comprend 4 histoires impliquant des voyages dans des dimensions astrales, rappelant fortement l'univers de Doctor Strange, avec ses représentations si particulières d'une réalité entre les dimensions à base de figures géométriques (ouvertures trapézoïdales, sphères flottantes, entrelacs non figuratifs, etc.).


Le lecteur retrouve donc une partie de ce qu'il attend des idiosyncrasies de Steve Ditko dans ces histoires. Et puis de temps à autres, un passage ou une histoire s'avère plus prenant que les autres. Dans la première, cela commence avec le ressenti intérieur du personnage principal. Les phylactères d'Archie Goodwin sont copieux, mais adapté à la bande dessinée (peu de redite de ce que montre le dessin, une écriture encore un peu trop livresque). Non, ce qui fait la différence, ce sont les expressions des visages. Un lecteur contemporain pourra juger qu'elles sont un peu exagérées, mais Ditko n'a pas son pareil pour transcrire la corruption morale et la veulerie d'une âme sur un visage, ce qui provoque une forte réaction du lecteur (une réaction entre le dégoût méprisant et le rejet hautain de supériorité morale).


Avec la deuxième histoire (Collector's edition), les dessins magnifient la dimension psychologique de l'addiction du collectionneur. Ditko l'a réalisée sans lavis, et il a compensé en augmentant le niveau de détails et la représentation des textures. Dès la première page, le lecteur constate la frénésie d'accumulation du libraire, par les amoncellements de livres qu'il n'a pas eu le temps de ranger correctement. Lors d'une simple case dans l'appartement du collectionneur, il peut admirer la décoration du cadre de la glace, le tableau abstrait sur le mur, la plante d'ornementation et le vase de décoration. Si le style de Ditko donne l'impression d'éléments représentés parfois de manière un peu simpliste, le lecteur s'immerge dans des endroits disposant de nombreux détails. Mais plus encore que les arrières plans, ce sont les visages qui impliquent le lecteur dans le récit. Les protagonistes sont littéralement habités par leurs émotions au point qu'elles déforment leur visage du fait de leur intensité. Enfin, il a ajouté une case de la largeur de la page en pied de page qui atteste de l'issue fatale du récit, pour un effet des plus saisissants.


Par la suite, le lecteur retrouve ses spécificités visuelles plus ou moins concentrées en fonction des histoires. Il a également le plaisir de voir Ditko innover le temps d'un récit. Ainsi pour The sands that change, il délaisse les lavis au profit d'un encrage plus brut et épais qui se marie à merveille avec cette histoire métaphorique sur l'acte de création que représente le dessin. Pour Isle of the beast, il utilise des lavis plus délayés rendant compte de l'intensité lumineuse, pour un résultat éthéré installant une ambiance onirique délicate.


Ainsi d'histoire en histoire, le lecteur appréciant Ditko retrouve sa façon particulière de représenter les émotions, de conceptualiser les dimensions psychiques, de développer une ambiance paranoïaque plus ou moins intense, et de rendre palpable l'anxiété et l'angoisse. Il retrouve aussi sa façon très personnelle de représenter les individus dans l'action avec des postures parfois empruntées, pour ne pas dire forcées.


L'appréciation du lecteur pour ce tome dépendra de ce qu'il est venu chercher. Pour un lecteur souhaitant découvrir Ditko, il lira des récits à la chute téléphonée, aux dessins datés par l'utilisation de codes visuels passés de mode, mais à la reprographie irréprochable (magnifique travail de remasterisation de Dark Horse Comics), 4 étoiles. Pour le lecteur s'étant déjà intéressé aux particularités de Steve Ditko, il aura le plaisir de retrouver son style unique, bien mis en valeur dans des histoires prenant en compte ses forces narratives, avec quelques histoires sortant du lot par leur qualité d'interprétation par Steve Ditko.

Presence
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le 30 janv. 2021

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