Voici une très belle lecture personnelle du chef-d’œuvre de Stevenson, restructuré selon un projet esthétique qui donne à Lorenzo Mattotti l’occasion de produire une œuvre forte, fermement enracinée dans la peinture des deux siècles précédents.

Le projet combine deux aspects complémentaires :

1. Construire un dialogue étonnant entre le texte et le dessin ; d’un côté, un texte rédigé à la première personne (sauf au début et à la fin), empreint des émotions et des confidences angoissées du Docteur Jekyll, oscillant entre une rationalité toute scientifique et un lyrisme sombre tirant du côté de la folie ; le tout est rédigé dans une langue sobre et stricte, refusant tout mot surnuméraire ; de l’autre côté, un dessin éloigné des codes de la bande dessinée, inscrit dans de vastes vignettes dont chacune évoque plutôt l’illustration de roman ou l’affiche, et empruntant ses techniques et ses formes graphiques à toutes sortes de courants de la peinture moderne.

2. Transposer l’intrigue précisément dans un milieu et à une époque en harmonie avec les formes d’art qui inspirent le travail graphique : un après-Première Guerre Mondiale des « Années Folles », envahi de jazz (pages 19, 36-37), de cubisme, de surréalisme, et de toutes les formes d’art dans lesquelles la réalité, récupérée par la photographie et discréditée de la manière la plus sinistre par les massacres du conflit récent, est réinterprétée selon les esthétiques les plus diverses.

On n’en finirait pas de retrouver dans le travail de Mattotti tous les courants artistiques des années 1850-1940 (voire plus tardifs) qui inspirent le travail graphique de l’album : l’expressionnisme allemand mâtiné de fauvisme d’un Nolde, d’un Macke ou d’un Kirchner (pages 28 et 29), voire d’un Matisse (page 41), tournant à la caricature comme chez Otto Dix ou George Grosz (pages 7 à 9, 13, 54-57); le cubisme flirtant avec le surréalisme et l’abstraction, entre Picasso, Braque ou Delaunay (pages 3, 6, 16-17, 19 à 21) ; le suprématisme d’un Malevitch, en larges surfaces rigides et métallisées (pages 7, 24, 30) ; le corps torturé, bouche béante, comme une réplique du « Cri » d’Edvard Munch (page 44) ; autre distorsion corporelle, non sans rapport avec Francis Bacon (pages 59, 62-63)...

Mister Hyde, ombre de brute au bec hérissé de crochets, se confond parfois avec les ombres inquiétantes projetées sur les murs dans une Metropolis hérissée de modernisme (pages 3, 6), et qui peine à supporter les progrès fulgurants de sa propre technologie. « M. le Maudit » n’est pas loin, qui représente la permanence du meurtre animal, immoral et sadique, dans une société qui croit présomptueusement avoir dépassé cette animalité prédatrice.

Le rouge vermillon, dégradé en gradients plus ou moins striés vers les oranges, les verts et les gris métallisés, évoquent à la fois la chaleur malsaine de la ville et le côté infernal du Mal qui perdure au sein même des lieux qu’on voudrait être les plus civilisés du monde. Les compositions colorées, jouant parfois sur les transparences, présentent d’habiles symétries compensatrices, par exemple en partageant les dessins entre ombre et lumière (page 13).

Placé dans une Métropolis à prétentions modernistes, le sens de l’intrigue ressort mieux : le Docteur Jekyll est un peu un apprenti-sorcier qui trafique des choses suspectes dans son laboratoire (page 27), comme le Docteur Frankenstein (sauf que là, pas besoin de coudre des morceaux de cadavre pour créer un monstre : le monstre jouisseur-prédateur, qu’on aurait voulu anéanti par 2000 ans de « civilisation » chrétienne, est dans l’esprit même du héros, et a bel et bien été révélé au grand jour par la Première Guerre Mondiale : chassez l’animalité, elle revient au galop. Mais, ce qui ne change pas, c’est que la « créature » échappe à son créateur. L’Ombre junguienne, tel Godzilla, balaie votre Metropolis d’un coup rageur de sa queue de saurien...

Sans grande surprise, l’intrigue met en valeur ce en quoi consiste la « monstruosité » de Mister Hyde : le sexe et le sang. La « civilisation » a fait de Jekyll un individu amputé de sa partie animale : interdit de tuer, interdit de baiser. Mattotti et Kramsky ont bien fait de situer l’action à une époque ou Freud était actif.

Un mot sur l’intrigue : si Docteur Jekyll et Mister Hyde posent le problème – jamais résolu – de l’interpénétration du Bien et du Mal, il s’en faut qu’ils incarnent la vérité psychologique majeure qui dominerait sur toutes les autres. En effet, cette démarche tend à réduire la réalité à une dualité insoluble. N’y a-t-il pas là une féroce naïveté de la pensée humaine, qui tend toujours à voir midi à sa porte, et définir le Bien et le Mal comme il lui convient, quitte à voir cette définition complètement inversée par celui de vos partenaires qui a des intérêts opposés ? Aussi bien les répliques du Docteur Jekyll, page 12, sont-elles d’un grand intérêt : « En vérité, l’homme n’est pas un, mais deux, véritablement, et si je dis deux, c’est que mes connaissances ne vont pas au-delà. Il n’est pas à exclure qu’au bout du compte, l’homme soit une simple association d’entités diverses. ». Que voici une réflexion pertinente ! Car c’est bien ainsi que je me ressens moi-même : inépuisablement multiple, et loin de toute réduction à des dichotomies simplistes, dont on rattache chaque élément, au nom de valeurs sociales toujours instables, à l’un des domaines arbitrairement définis : le Bien, le Mal, le Masculin, le Féminin, etc.

Si je n’étais constitué que d’éléments rattachables à ce genre de casiers idéologiquement suspects, je serais bien pauvre, et surtout, très bien conditionné par le bourrage de crâne qui domine pendant quelques mois ou quelques années...

Une très belle œuvre graphique, s’appropriant avec pertinence le récit de Stevenson pour donner libre cours à une interprétation très personnelle, sans trahir l’original.
khorsabad
9
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le 7 mars 2014

Critique lue 200 fois

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khorsabad

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