Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre, initialement paru en 2012 sous la forme d'une minisérie en 4 épisodes. C'est une histoire en noir & blanc, écrite, dessinée et encrée par Gilbert Hernandez.


La première séquence s'ouvre avec 6 pages de zombies froidement exécutés dans les rues d'une mégapole de la côte ouest, par Fatima, une splendide jeune femme. Le lecteur découvre cet environnement par le biais de son monologue intérieur. Ces zombies sont des consommateurs d'une drogue récréative immédiatement addictive appelée Spin qui provoque une détérioration rapide et irréversible de l'état de l'individu. Fatima fait partie d'une organisation gouvernementale chargée de lutter contre le trafic de Spin. Les 2 premiers épisodes développent l'environnement de la série, et montrent une équipe d'agents en action lors de 2 missions. Les 2 épisodes suivants se déroulent 7 ans plus tard alors que l'épidémie n'a pas pu être enrayée et que Fatima s'éveille d'un sommeil artificiel.


Quel étrange créateur que Gilbert Hernandez ! Il s'est fait connaître comme un auteur d'une rare sensibilité dans le registre du réalisme magique, avec la série "Love & Rockets" (à commencer par Heartbreak Soup pour la partie le concernant) débutée en 1982. Au fil des années, il a réalisé de nombreuses histoires indépendantes dans des genres très variés : de la semi-biographie de ses années d'enfance (Marble season) au roman philosophique sur la condition humaine (Chance in Hell).


Avec "Fatima and the blood spinners", il s'installe dans le genre "zombies", tout en conservant les caractéristiques narratives qui lui sont propres. La scène d'ouverture commence par un carnage de zombies, dans un style grotesque. Ils sont tous des postures caricaturales (bras à demi levés, mains tombantes), des visages exagérés (yeux cernés de noir, mais pas de chair en décomposition). Fatima leur tire dessus à bout portant avec des postures alambiquées et peu naturelles. Le choix de la mise en scène et de la représentation semble indiquer au lecteur qu'il s'agit plus d'une parodie que d'un récit à prendre au premier degré.


Toutefois la séquence d'après, avec une intervention coordonnée dans une villa où se déroule une vente importante de spin, relève plus du premier degré, même si quelques images appartiennent au registre de la caricature. Il en va de même pour la séquence dans la discothèque. Concernant les tenues vestimentaires, le lecteur se trouve face à la même ambigüité. La plupart des personnages ont des vêtements esquissés à gros traits, très ordinaires. Par contre Fatima porte une sorte de cape avec une capuche, les agents portent des vêtements prêts du corps laissant les jambes dénudées. Sans être des tenues de superhéros, il s'agit d'uniformes peu réalistes. La deuxième partie du récit comprend également deux enfantements dénués de tout réalisme.


De page en page, le lecteur finit par se dire que les dessins de Gilbert Hernandez ne doivent pas être pris au premier degré comme des représentations figuratives, mais comme des métaphores, ou plutôt que cette histoire doit fonctionner comme une métaphore. Hernandez ne serait pas le premier à utiliser les zombies comme une métaphore.


Gilbert Henandez raconte bien une histoire complète, avec une fin ouverte pour une éventuelle suite, mais Fatima et quelques autres personnages aboutissent à une forme de résolution quant à leur situation conflictuelle de départ. Au détour d'une séquence, le lecteur a la surprise de découvrir qu'Hernandez a inclus une intrigue romantique pour Fatima, ainsi qu'une autre pour Teal (une de ses collègues). Il comprend également que Fatima est vierge. À partir de cet élément, il peut supposer que les zombies qui entourent Fatima sont des individus ayant connu la jouissance sexuelle et qu'ils en sont devenus dépendants. Cette hypothèse n'est jamais rendue explicite. Ce récit serait alors une métaphore du jeune adulte confronté à l'angoisse de la sexualité qu'il perçoit ou qu'il imagine chez les autres, chez les adultes. Ce point semble tenir la route, mais il devient incohérent, ou grotesque, pour ce qui est des 2 accouchements contre nature.


Ce récit porte la marque de la simplicité trompeuse des dessins de Gilbert Hernandez. En le feuilletant rapidement, le lecteur peut trouver ces images rapidement tracées, dépourvues de détails, avec des expressions grossières, et des femmes aux formes trop généreuses. À la lecture, il apparaît que ces mêmes dessins apportent une substance significative à chaque personnage et à chaque endroit, y compris l'aspect science-fiction du récit. Certains passages sont tellement littéraux qu'ils donnent l'impression d'avoir été conçus par un enfant (par exemple le ventre distendu d'un individu accouchant d'un monstre, ou encore ce gros vers baveux qui avale Fatima).


À l'opposé, la plupart des pages prouvent la savante composition visuelle d'Hernandez : les aplats de noir massifs donnant du poids à l'image, le choix de chaque trait pour s'en tenir à l'essentiel, la forme archétypale du vaisseau aérien de l'agence gouvernementale qui permet au lecteur de comprendre immédiatement ce dont il s'agit... Gilbert Hernandez choisit avec intelligence quels sont les traits nécessaires et suffisants pour que chaque dessin soit efficace. L'apparence dépouillée de ses cases est le fruit d'un art consommé de la narration en bandes dessinées, effectuant le tri dans les informations visuelles pour ne garder que l'essentiel.


Gilbert Hernandez a maintes fois prouvé qu'il pouvait investir n'importe quel genre et raconter une histoire qui lui soit propre et spécifique. Cette fois-ci, il a jeté son dévolu sur le sous-sous-genre des zombies pour confronter une jeune femme à des adultes malades d'avoir cédé à la recherche du plaisir, sous couvert d'abus de substances psychotropes. Malgré tout le savoir faire du maître, le lecteur a du mal à éprouver de l'empathie pour les personnages, ou à suivre le deuxième niveau de lecture, balloté entre des moments premier degré, et des moments relevant de la farce grotesque.

Presence
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le 15 janv. 2022

Critique lue 56 fois

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