Un refus de genres qui refuse de s'y laisser cantonner

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il comprend les 5 épisodes, initialement parus en 2002 (publiés par Vertigo), écrits, dessinés et encrés par Gilbert Hernandez. Cette histoire est en noir & blanc (elle était parue en couleurs à l'origine).


Cette histoire commence par un prologue de 4 pages réalisé spécialement pour cette édition, 6 images cryptiques pour les 2 premières pages, un adieu d'une mère à son enfant pour les 2 suivantes. Mike Chang semble regagner connaissance abruptement sur la voie publique, dans un beau costume, avec une trace de rouge à lèvres sur la joue droite, et une carte d'identité au nom de Clarence Gideon.


Il prend un taxi pour aller se faire emmener à la Police, puis à l'hôpital. Il finit par se faire déposer au domicile de Clarence Gideon, où il rencontre sa femme (la grand-mère de Devon Gideon, un inspecteur de police), et son chien Yancy. Il s'enfuit de cette maison et tombe sur Joe Hook (visiblement une vieille connaissance) qui l'emmène en voiture dans une ruelle. Pendant ce temps-là, Sammy et Tigre (un couple de personnes de petite taille) vont à la plage. Ils s'installent non loin d'Echo (une petite fille avec un bandeau noir sur l'œil gauche) et de sa mère Paula.


Fantagraphics poursuit la réédition complète des œuvres de Gilbert Hernandez, y compris celles réalisées pour d'autres éditeurs. Cet auteur est surtout connu pour ses histoires publiées dans le magazine "Love and Rockets" (avec celles de son frère Jaime), et publiée en recueil, à commencer par Heartbreak soup. Par le biais de l'histoire croisée de dizaines de personnages, il évoque aussi bien la condition latino, que les affres de l'existence humaine, avec un soupçon de réalisme magique. Avant d'ouvrir une de ses œuvres, le lecteur sait qu'il y a des risques qu'il ne saisisse pas tout.


La séquence d'ouverture conforte le lecteur dans le fait qu'il se plonge dans une œuvre hermétique et complexe. La distribution de personnages augmente de page en page, avec des liens intergénérationnels, des non-dits, et des événements qui s'enchaînent sans logique apparente. Pourquoi y a-t-il une trace de rouge à lèvres sur la joue de Mike Chang ? Mystère. Pourquoi Joe Hook se fait-il passer pour le chef d'un gang "Les Overboys" qui cherche à le descendre ? Mystère. Pourquoi cette petite fille porte-t-elle un bandeau noir sur un œil, et joue-t-elle avec la peau complète d'un être humain ? Mystère.


Dans un premier temps, le lecteur est complètement désorienté, incapable de trouver une logique aux événements, encore moins une explication. Il se laisse donc porter par les situations extraordinaires. Mike Chang est un étranger dans son propre corps, essayant de retrouver sa vie, comme si la conscience d'un individu devait réapprendre à se connaître après des années d'existence. Cette conscience se confronte à la vision et aux souvenirs que les autres ont de d'elle.


Puis interviennent des éléments de genre : l'organisation criminelle, les individus tués par balles, les 2 exécutrices Molly et Jillian qui enlèvent Mike Chang, l'établissement gouvernemental conduisant des expériences bizarres sur une jeune fille. Le lecteur s'accroche à ces éléments romanesques pour essayer d'identifier une intrigue, de remettre de l'ordre et de regagner les rives d'une narration plus classique.


Tout au long du récit, le lecteur est balloté, entre une intrigue d'anticipation complexe, sur plusieurs générations, avec un élément fantastique (un costume qui porte chance), des criminels violents, et des questions existentielles sur l'identité, le rapport à la mère, mais aussi la séduction des sectes. Tout cela est mis en image, avec ces dessins à l'apparence simplifiée, et même un peu naïve, dans un noir & blanc, sans niveau de gris. Derrière les apparences simples (sans être simplistes), le lecteur constate que Gilbert Hernandez dose soigneusement le niveau d'informations visuel. Le lecteur n'éprouve jamais l'impression de regarder des cases allégées, ou ne servant que de support aux dialogues, sans réel intérêt visuel.


Au contraire, chaque case apporte une information supplémentaire, portée uniquement par l'image. Les 2 premières pages jouent sur les formes comme élément apportant une continuité entre 2 cases dont le sujet n'a aucun rapport (il faut attendre la fin du récit pour comprendre leur sens). Après quelques séquences, le lecteur se rend compte que la diversité des vêtements qui semblent très basiques reflète la personnalité de ceux qui les portent. Au costume strict de Mike Chang, s'opposent les tenues plus provocatrices de Tigre, ou le pyjama mignon d'Echo, ou encore le blouson en cuir de Joe Hook, ou encore les vêtements plus formels des inspecteurs Devon Gideon et Carlos Garcia. Pour la secte, l'artiste choisit une tunique très simple, évoquant un peu la naïveté de la science-fiction des années 1950.


Gilbert Hernandez se montre tout aussi habile à créer des personnages aux apparences bien distinctes, ou à représenter des environnements dans lesquels le lecteur peut se projeter. Il ne faut que quelques traits à ce dessinateur pour donner l'impression de se tenir à un coin de rue d'une grande métropole américaine, ou sur une plage, ou encore dans une résidence luxueuse. Là encore, sous des apparences simples, les dessins montrent chaque aménagement, les objets de décoration, et les volumes des lieux concernés.


Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette approche graphique rend les éléments horrifiques, assez répugnants du fait de leur décalage et de leur aspect plausible par le rendu simple. Ainsi le lecteur n'éprouve pas de difficultés à consentir sa suspension d'incrédulité pour croire à cette peau humaine flasque qui a gardé les contours d'une silhouette humaine. Lorsque Mike Chang se balade avec 5 seringues plantées dans le crâne, les dessins ne présentent pas de solution de continuité avec le reste des images, cette situation semble normale, parfaitement intégrée dans cet univers visuel (malgré l'aspect très littéral de la représentation).


Pire encore quand un personnage se promène caché sous une couverture en ne laissant voir que son visage, le lecteur comprend à l'aspect fripé dudit visage, qu'il s'agit de l'individu qui n'a plus de peau. Si la représentation en semble enfantine, elle fait passer le concept sans difficulté, générant un moment de dégout chez le lecteur. Il en va de même pour le sang qui s'écoule du visage d'individus exécutés d'une balle en plein front. Sur le papier, il ne s'agit que d'une tâche d'encre noire au contour arrondi. Pourtant il n'y a aucun doute sur ce qui est représenté et sur l'horreur de cette exécution sommaire.


Comme à son habitude, Gilbert Hernandez se montre un maître pour donner vie à ses personnages, soit par leur gestuelle, soit par l'expression de leur visage. Là encore, ce n'est pas le réalisme photographique qui convainc le lecteur, mais la justesse et l'économie de traits. Ce dessinateur sait faire passer une gamme d'émotions très large et très diversifiée, qu'il s'agisse du calme de professionnels, de l'énervement d'un individu qui sent qu'on ne le prend pas au sérieux, ou même de la colère d'une petite fille.


C'est donc à nouveau une preuve des talents de dessinateur de Gilbert Hernandez qu'il arrive à amalgamer ainsi autant d'éléments fantastiques et fantaisistes dans un monde qui semble n'être fait que d'un seul tenant, sans qu'aucune de ces bizarreries ne dénote sur le plan visuel. Le lecteur se laisse prendre au jeu, s'immerge dans ces environnements, et se prend d'affection pour ces personnages et leurs tribulations.


Toutefois arrivé à la fin du récit, le lecteur se demande s'il a bien saisi le fond de l'affaire. Il s'est laissé divertir par un récit sortant des sentiers battus, à l'intrigue échevelée, tout en restant rigoureuse, au milieu de personnages aussi improbables que rendus plausibles. Il s'est laissé prendre par des moments de pure poésie, et il a souri en découvrant des clichés éculés de genre divers s'immiscer dans la narration, et être aussi bien pris au premier degré que détournés.


Dans cette histoire, Gilbert Hernandez se montre un narrateur virtuose, et un peu exigeant pour son lecteur. Néanmoins, le lecteur reste un peu interdit à la fin, se demandant quel était le sens de tout ça. L'intrigue arrive jusqu'à son dénouement, avec toutes les explications en place de manière satisfaisante. Pourtant il est possible d'éprouver comme un manque devant ce récit qui amalgame de manière harmonieuse des genres différents, mais qui laisse comme une impression de thèmes sous exploités, à commencer par celui des sectes, comme si l'auteur avait fini par trop papillonner.

Presence
7
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le 15 janv. 2022

Critique lue 9 fois

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