Gunnm
8.1
Gunnm

Manga de Yukito Kishiro (1990)

Une œuvre importante. Une vision vertigineuse.

Le monde pue.


Où que se porte votre regard, votre odorat ou votre ouïe, tout n'est ici que laideur, puanteur et pleurs. En marchant vos pieds buttent sur des déchets, des corps (organiques, mécaniques, cybernétiques...) et des mendiants. Dealers, revendeurs de pièces et autres prostituées vous sollicitent à chaque coin de coupe-gorges dans lesquels vous vous engagez. Vous vous dépêchez, concentré sur votre objectif, droit devant vous : la gigantesque montagne centrale d'ordures, point culminant de la cité. Bienvenue à Kuzutetsu, la ville-décharge, ou tout espoir de vie heureuse se voit laminé dès la naissance. Mais accélérez donc le pas. Quitte à vivre près d'une montagne d'ordures, autant en profiter pour en tirer ses pleines ressources ! En marchant vous levez la tête : au dessus de la décharge, flotte en plein ciel Zalem, la cité interdite, le cœur du luxe et de la volupté, reliée à Kuzutetsu par d'énormes câbles. Ces câbles servent à la fois d'ancres et de moyen de transports des ressources terrestres, transformées par les Usines, présentes au sol à chaque attache de câble. Zalem se nourrit de la Terre, et en retour lui chie dessus ses kilomètres cubes de déchets quotidiens. Vous escaladez quelques collines d'ordures. Votre objectif : la récolte de pièces détachées pour cyborgs et robots. Un bras par-ci, un œil par-là… Votre journée passe, la récolte n'est pas mauvaise, vous allez pouvoir bien travailler cette semaine. Un reflet attire votre œil. Mon dieu ! Un buste de jeune femme cybernétique, vieux d'environ 200 ans mais possédant néanmoins un cerveau en état quasi parfait ! Rectificatif : votre journée n'est pas juste "pas mal", c'est la meilleure journée de votre vie, depuis toutes ces longues années où vous avez quitté Zalem pour Kuzutetsu…


Le monde est rayonnant !


Et oui cher lecteur ! Le monde est rayonnant car il accueille en son sein un des plus grands rayons de soleil ayant éclairé la mangasphère durant les années 1990 : Gunnm ! Commençons déjà par traduire le titre, ça évacuera cette drôle de question que l'on se pose tous au début. Gunnm se compose de deux kanji : gan-n-mu. Le premier, “Gan”, évoque volontairement le mot anglais “Gun” (relvover) de même sonorité. Quand a “Mu”, il est plus connue sous la prononciation kun : “yume”, qui signifie “rêve”. Gun n' Dream. Certains le traduisent par “Arme & Rêve”. D'autres, moins littéralement, optent pour “Rêve d'une Arme” (j'avoue préférer cette version). Je précise que malgré le titre nous ne sommes pas du tout en face d'un précurseur à Larme Ultime (ma foi sympathique aussi mais pas autant travaillé dans son univers).


Gunnm est un manga de Yukito KISHIRO qui a été, avec Akira, un des premiers manga bruts et sombres à débarquer en France. Une perle de cyberpunk, un genre pas si fourni que ça quand on y pense. Et comme Akira, Gunnm a su nous plonger dans un univers très complet, très sombre mais néanmoins pas totalement fataliste. Rien n'est manichéen dans Gunnm, les évènements se déroulent simplement, et nul ne saurait dire qui pourra en sortir vivant ou en un seul morceau (tant physiquement que psychologiquement). Si sa structure initiale fait basiquement penser à un shonen (personnage principal amnésique, quête d'identité, combats qui s'enchainent), la série s'éloigne -pour notre plus grand bonheur- très vite des codes du genre pour lorgner du coté du seinen : héros féminin, combats brefs, jamais de victoire franche et joyeuse, univers pourri jusqu'à la moelle, sentiments adultes abordés, dessin plus proche du comic que du manga, pas de grosse goutte ou veine de colère, love stories, etc. On peut aisément constater cette évolution dans la contraste entre le tome 1 et la suite, puisque ce dernier y incorpore quelques petits passages cartoons venant agrémenter le récit (le premier combat dans le bar “Kansas”, des “chutes de surprise” (cases où un personnage est à terre hors champ, avec juste la jambe qui dépasse)), avant de disparaitre totalement ultérieurement. Encore plus fort : en plus de s'éloigner des codes japonais, KISHIRO s'inspire également des cultures allemande, indienne ou encore africaine. Cette ambiguité et ce dépaysement sont de ce fait généralement mis en avant pour expliquer le manque de succès du titre au Japon, lectorat très attaché aux codes du shonen. Chose rare : le manga a connu en revanche un meilleur succès à l'étranger, d'où sa relative longévité pour un titre invendu au Japon.


Mais penchons-nous plus en avant sur tout ceci. Gunnm, c'est l'histoire de Gally, une vieille carcasse de cyborg en berne reveillée par Ido Daisuke, un cybernéticien de génie gagnant sa vie en réparant des corps de cyborgs comme d'autres réparent des TV ou des chaines hifi. Si Gally, une fois requinquée, profite de chaque instant de la vie dans la joie et l'allegresse, elle s'aperçoit rapidement que sommeille en elle une véritable combattante. Elle prend rapidement conscience que la quête de son passé ne pourra se faire qu'en laissant son corps s'exprimer pour elle. Et ça tombe bien, car Kuzutetsu est infesté de personnes peu recommandables qui ne demandent qu'à se prendre des mandales.
La Décharge est vraiment un lieu que ne renieraient ni Akira, ni des copains comme Blade Runner, Ghost in the Shell ou Totall Recall. Un lieu ou vendre sa mère pour de la drogue est banal, où voler des colonnes vertébrales pour les revendre au marché noir est courant, où les combats de boxe sont remplacés par des combats de cyborgs montés comme des tanks.


Le manga est tellement riche qu'il est difficile de savoir par où commencer. Le titre s'étale sur seulement 9 tomes (je parle ici uniquement du 1er arc), et pourtant on peut y compter pas moins de 3 arcs narratifs plus ou moins distincts.


– La décharge, point de départ de l'histoire, présentation de l'univers, mise en situation de Gally (chasseuse de prime). Kuzutetsu, Zalem, société, possibilités et limites des corps mécaniques. Eveil, drame amoureux.


– Le Motorball. Aaah, le Motorball. Un argument à lui seul pour décrire toute la qualité plastique de Gunnm. Le Motorball est un sport “mécanique” où les cyborgs de tous bords, montés sur des espèces de rollers, doivent faire passer une boule d'acier de 40 kg par la ligne d'arrivée 5 fois. Bien sûr tous les coups sont permis et la mort n'est pas proscrite. Un genre de F-Zero mélangé à de la course athlétique et du rugby. Pour diverses raisons Gally trace désormais sa propre route, toujours à la recherche d'elle même, mais sous une carapace de plus en plus dure à mesure que l'histoire avance.


– Le désert : liens avec Zalem qui se créent, terrorisme anti-Zalem, arc de Desty Nova, scientifique échappé de Zalem dont les recherches portent sur la nature du corps humain. Secret de Zalem. Le secret qui remet tout en question, celui qui assome, celui qui fait complètement dérailler les personnages. Un vrai secret qui a des couilles, loin des “ha ha ha c'était moi le boss depuis le début, Gally !” ou autre “Je suis ton père !”. Non, là on tape dans du très haut, du très dérangeant et du très fascinant. Je n'en dirai pas plus.


De combats en combats, mais surtout d'épreuves en épreuves, la jeune et naïve Gally va donc se forger un nouveau vécu très riche, compensant largement sa mémoire oubliée. A travers Gally, le lecteur aborde des thèmes universels traitant de la condition humaine, de son rapport aux autres, à la mort, à l'amour mais aussi plus terre à terre (bien qu'également puissants) : la survie en enfer, le réapprivoisement de son corps (ou plutôt de SES corps en l'occurence)…


Comment se définir précisément avec la possibilité d'un corps modulable ?
Etre cyborg autorise-t-il toujours de se considérer comme être humain ?
Puis-je aimer un être de chair avec le corps de métal qu'est le mien ?
Comment ressentir une caresse, comment la donner ?
Peut-on choisir l'oubli volontairement ?
Est-on vraiment soi-même après une amnésie ?


Le tout abordé de manière implicite et intime, faisant de Gunnm une oeuvre pleine de contraste et de sensibilité.


Vous l'aurez compris, le manga traite énormément du rapport homme / machine, et ce thème qui était très SF en 1995 trouve vraiment une raisonnance de plus en plus concrète en 2021. Le XXIe siècle est à peine entamé et pourtant il bouge très vite. Le transhumanisme sort petit à petit de sa condition littéraire pour mettreun pied ou deux dans la réalité, par petites touches. Par exemple, les premières prothèses bioniques tels que membres ou yeux ont vu le jour depuis plusieurs années maintenant (récemment, un bras artificiel a pour la première fois transmis des sensations à son hôte !). Les recherches en neuro-sciences n'ont jamais été si grisantes, on découvre à peine tout le potentiel de notre cerveau (expériences sur l'hypnose, sur l'intéraction par la pensée…). Le domaine de la robotique est également en pleine explosion (les derniers modèles commencent à se déplacer comme un humain normal, ou même comme des animaux), ainsi que celui de l'IA et des télécommunications. Ajoutez à cela Google, la boîte aux moyens illimités, qui met son nez dedans pour mettre en relation toutes ces disciplines, et vous aurez le Skynet rêvé !
Bien sûr ici nous ne parlons “que” de Gunnm et pas de Terminator, mais il me semble tout de même que pour tous ces scripts, le statut d'anticipation se rapproche de plus en plus, au détriment de celui de SF pure. Le tout présenté dans une histoire passionnante, dans laquelle chacun en prend pour son grade, à travers une multitude de thèmes abordés.


Plus globalement, KISHIRO aborde la science de manière plus globale (nano machines, concepts physiques, biologiques…) avec souvent des petites explications ludiques sur les concepts abordés. Rien digne d'être publié dans Nature, mais ça ajoute un petit côté immersif supplémentaire.


Mon aspect favori dans tout ça reste sans aucun doute la thématique du cerveau. Celui-ci tient une place particulière dans l'oeuvre et son traitement y est à la fois cru et sacré. D'un coté l'auteur démystifie complètement cet organe vital en le mettant en scène comme un vulgaire disque dur organique, un muscle ordinaire ; mais de l'autre cette même obsession montre bien à quel point toute la clé de l'évolution humaine se trouve ici. Le cerveau est la maison de l'âme / conscience, tandis que le corps est son véhicule. Une approche certes des plus cartésiennes et classiques sur le papier, mais l'auteur part dans cette optique uniquement pour s'amuser plus tard à faire exploser tous les repères à la fin en proposant carrément de remettre en question son utilité réelle ! Les portées scientifiques, philosphiques, sociologiques et éthiques du Secret de Zalem dépassent de loin le simple manga, et portent à pousser la réflexion sur la nature et le rôle de notre cerveau, à remettre en question et à redéfinir tous les socles que l'on croyait jusqu'à aujourd'hui inébranlables. Bien sûr tout cela reste de la SF… mais pour combien de temps encore ?


Puisque nous sommes dans le chapitre cervical, j'en profite pour exposer également un autre de mes grands intérêts pour Gunnm : ce coté organique abondant, baroque, malsain, presque grotesque présent à travers un grand nombre de planches. La biologie explosive, la biologie spectacle, celle qui fascine et celle qui dégoute en même temps. Akira avait le bras de Tetsuo, Gunnm va carrément lorgner du coté de Berserk (à moins que ça ne soit l'inverse ?). Là où ce dernier exposait abondamment au lecteur les ignomignies charnelles provoquées par l'influence des démons, Gunnm joue lui à présenter le corps humain comme un kit de Lego, où chaque organe serait une pièce de construction que l'on attacherait ou détacherait d'un corps (organique ou mécanique) à l'envi ; où l'expérimentation humaine n'aurait plus de limite. C'est ainsi que l'on croise moult créatures, toutes nées humaines, mais qui pourtant peuvent au cours de leur vie prendre mille apparences différentes. On nous parle aujourd'hui de changer de sexe. Imaginez changer aussi de corps, de visage, de squelette, ajouter des bras, remplacer ses jambes par des roues… Ce coté No Limit est vraiment captivant, et donne toujours envie de tourner les pages à la recherche de la prochaine surprise visuelle du titre. Certaines scènes nous font le même effet que la scène des “brouillons” dans Alien 4 : un Berserk biomécanique en quelque sorte, magnétique, subjuguant et dérangeant.


Que dire de plus ? Parlons visuel, puisque voilà là un titre au dessin de haut niveau, au graphisme à la fois détaillé et épuré. La qualité des décors (et des monstruosités), les jeux de noir et blanc, le travail des trames ainsi que l'expressivité des visages en font un titre vraiment palpitant à suivre. Le tome 1 est déjà joli bien que parfois un peu maladroit, mais le trait ne fait que s'améliorer de tome en tome. Pour notre plus grand plaisir, la petite Gally possède toute une palette d'émotions et d'expressions qui en font un personnage vraiment attachant. L'auteur ayant de plus eu le très bon goût de faire de Gally une femme forte sans être une trainée vulgaire, habillée et traitée en prostituée (tiens, encore un code shonen qui explose ?). Cela ne l'empêche pas d'être -très- attirante, mais sans en faire des tonnes. Certains illustrations sont juste magiques, jouant sur son ambiguité charnelle/mécanique dans des poses quasi-divines (KISHIRO est accroc au thème de l'ange concernant son héroine, donnant souvent un aspect sacré ou mythique à ses illustrations). A rapprocher de la mythique Nausicaa, ou d'autres héroines moins connue comme Milo (Edison Fantasy Science) : des femmes que je trouve sensuelles justement parcequ'elles sont elles-mêmes et naturelles, sans artifice lourd et poussif. Un peu comme le cas d'école de Tomb Raider, où Lara Croft passe du statut de poupée gonflable notoire à celui de fille bigrement belle (car naturelle) dans le reboot.


Mais Gally est loin d'être le seul personnage bien dessiné : Ido et sa tête en croissant de lune, Desty Nova et son air de Doc Emmett Brown, Yugo, Gonzu, Zapan, Koyomi… Chacun a sa tête propre (pas de copié collé des visages), ce qui permet une diversité fouillée et bienvenue.
Quant aux combats et aux diverses scènes d'action, le découpage d'une grande qualité et d'une grande précision apportent au lecteur une lisibilité et une fluidité hors norme. Les pages dynamiques défilent sans même que l'on s'en rende réellement compte, enchainant les cases détaillées et sans onomatopées invasives, relativement discrètes. Entre action et scènes contemplatives richement illustrées, le rythme est parfaitement géré, d'autant plus que les combats ne durent jamais éternellement. L'histoire sait enchaîner et passer relativement vite à la suite, empêchant le lecteur d'être frustré ou ennuyé.


Je finirai simplement sur les références dissimulées tout au long de l'oeuvre, qui en disent long sur les goûts de l'auteur. Des références musicales tout d'abord. Rock n' Roll ! Yes, Alan Parsons Project, Juda Priest, Iron Maiden, Heaven's Gate, Scorpions, Megadeth ou encore Motorhead : le nombre de clins d'oeil à ces groupes sont légions : mascottes dans le public, logos sur des bouteilles ou sur des teams de motorball, noms de chanson en nom de rue ou en tag…
D'autres références existent également comme L'Ile Mystérieuse, Dr. Who, Alien…
La fameuse bouche de poulpe de Gally, elle même, est une allusion du gout prononcé de KISHIRO pour cet animal mignon et grâcieux !


C'est ainsi que je termine ma petite évaluation de cette pépite. Il existe un second arc ainsi qu'un troisième (en cours deparution me semble-t-il), mais c'est celui-ci que je connais le mieux. Libre au lecteur intéressé de continuer l'aventure une fois ce premier arc terminé.

Kaiser-Panda
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le 23 oct. 2021

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Kaiser-Panda

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