Habibi
8.1
Habibi

Roman graphique de Craig Thompson (2011)

Eblouissement graphique et métaphysique

Après le superbe Blankets, je n’imaginais pas que Craig Thompson puisse faire mieux… et pourtant c’est le cas avec cet autre pavé, encore plus épais (665 pages). Si pour moi Blankets représente l’archétype du roman graphique, je dirais qu’avec Habibi, Thompson a inventé la formule idéale du « roman graphique picaresque ». Que dire, c’est tout simplement époustouflant, tant au niveau de l’histoire que du graphisme, encore plus poussé. L’auteur s’est littéralement surpassé, son trait élégant semble avoir fusionné avec l’Art islamique traditionnel, intégrant un luxe incroyable de détails (on reste abasourdi devant ces frises et motifs orientaux qui n’ont clairement pas été trafiqués par ordinateur). La mise en page est toujours surprenante et souligne judicieusement le contexte. C’est du grand art, et une fois encore, le noir et blanc se suffit largement à lui-même.


L’histoire est complexe, alternant flashbacks, références bibliques et coraniques, évocation des légendes et poèmes orientaux, digressions sur la calligraphie arabe et ses aspects symboliques, avec des ouvertures vers la science et l’ésotérisme. Mais Thompson réussit pourtant, par une alchimie subtile, à faire tenir tout ça debout. Certes on ne rentre pas dans cette histoire comme dans un moulin, et il m’a fallu moi-même quelques pages pour m’habituer à ce mode de récit, mais une fois passé le cap, quel délice ! Il s’agit d’un conte épique et débridé, où l’auteur ne s’interdit aucun thème ni aucune représentation.


Entre Blankets et Habibi, le lieu de l’action (Midwest américain et terre orientale indéfinie) et le genre (autobiographie et conte) diffèrent, mais on y retrouve les mêmes questionnements philosophiques et religieux, sur l’amour, le couple et la sexualité. Et malgré les nombreuses références à la religion, il n’y a aucune trace de bigoterie dans cette démarche : l’humour et les scènes de sexe (parfois tendres et sensuelles, parfois dures et rebutantes) viennent souvent équilibrer le propos. S’ajoutent à cela des préoccupations écologiques qui contemporanisent l’ouvrage.


Si ce récit à la fois actuel et intemporel recèle un message humaniste de portée universelle, il est aussi un très bel hommage à la civilisation arabe, où l’auteur nous fait apprécier la beauté et la subtilité de son art, notamment la calligraphie qui tient une place très importante tout au long du livre. Il faudrait plusieurs lectures pour en absorber toute la richesse, mais en ce qui me concerne, ma vision d’occidental lambda en a été indéniablement modifiée, et il a fallu que ce soit grâce à un Américain ! Cette culture, malgré sa proximité géographique avec l’Europe, reste au final assez méconnue et toujours en proie aux préjugés. Et cela ne s’applique pas seulement à l’électorat perméable aux discours racistes.


Craig Thompson a vraiment placé la barre très haut avec cet Habibi, qui pour moi tient à la fois du chef d’œuvre et du coup de cœur.

LaurentProudhon
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le 7 janv. 2020

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