Ils sont enfermés avec moi. – Walter Joseph Kovacs

Ce tome contient les épisodes 146 à 150, initialement parus en 2000, écrits par Brian Azzarello, dessinés et encrés par Richard Corben, avec une mise en couleurs de James Sinclair et des couvertures de Tim Bradstreet. Brian Azzarello continue d'écrire la série dans Good intentions (épisodes 151 à 156).


Traylor, un grand black, très baraqué, vient de s'enfiler son compagnon de cellule (surnommé la Douceur). Il sort dans le couloir pour assister à l'arrivée d'un nouveau détenu, un blanc, blond, pas très costaud (John Constantine, condamné à 35 ans fermes). Il a le coup de foudre et il le prend sous son aile. Il lui offre un paquet de clopes (en disant qu'il le remboursera plus tard). Il l'affranchit sur les clans présents dans la prison : les blacks, les frères musulmans, les hispaniques, les aryens.


Très vite, John Constantine est sommé de rembourser son paquet de clopes, avec les intérêts. Bizarrement ce petit anglais blond ne semble pas impressionné par Traylor, sa carrure et ses muscles, ni même par ses copains.


Sacrilège ! Brian Azzarello (un américain) reprend la série d'Hellblazer, jusqu'alors écrite exclusivement par des anglais, de Jamie Delano à Warren Ellis, en passant par Garth Ennis et Paul Jenkins. En plus, il situe l'action dans une prison étatsunienne, avec des criminels endurcis issus d'une culture typiquement américaine. En plus, Richard Corben dessine John Constantine avec des bajoues, ou en tout cas des bonnes joues rondes, sans respect pour son allure sèche et hautaine.


On se calme ! Brian Azzarello est l'auteur d'une série noire (très noire) d'une densité littéraire à la hauteur de sa violence et de son sadisme : 100 Bullets, à commencer par Première salve. Richard Corben est une légende dans le monde de la bande dessinée américaine (et même mondiale), avec des récits sans concession comme Den (Collection Métal hurlant), ou des récits courts pour les magazines Eery et Creepy (voir Eerie et Creepy présentent Richard Corben, Tome 1 :). Depuis ces épisodes, il connaît une deuxième carrière impressionnante, voir Esprits des morts,Ragemoor, ou Starr the Slayer: A Starr is Born (ce dernier en VO).


On inspire un grand coup, et on plonge dans le récit. Azzarello est en super forme. Il campe un univers carcéral qui reprend toutes les conventions du genre, pour une ambiance à couper au couteau. Loin d'être l'esclave de ces conventions, il les met au service de son récit. Le lecteur apprend incidemment que Constantine a été condamné à une peine pour un crime qu'il dit ne pas avoir commis (ouais, ils sont tous innocents, c'est ce qu'ils disent). Chaque faction ethnique est prête à castagner les autres, à la moindre incartade, au moindre prétexte foireux.


Azzarello entame son récit à fond les ballons, avec ce black qui utilise un blanc comme objet sexuel. On est dans un récit pour adulte, la scène n'est pas montrée de manière explicite. L'acte est évoqué de manière sous-entendue, dans un argot fleuri et très cru, dont Azzarello a le secret. C'est très savoureux, un amalgame harmonieux entre exagération stéréotypée, inventivité, et menace bien réelle. L'auteur inclut également une scène sous la douche, avec un savon à ramasser par terre, une fouille corporelle, un parrain qui fait régner sa loi dans l'ombre, des matons peu conciliants qui n'hésitent pas à frapper, ou à fermer l'œil pour ne rien voir, en fonction de leur intérêt.


Le scénariste met en scène John Constantine en en respectant les fondamentaux : un manipulateur né, à la répartie qui casse, capable d'utiliser le surnaturel pour arranger quelques coups. Azzarello ne le transforme pas en magicien de cabaret, il utilise le surnaturel avec parcimonie, en évitant de le montrer. Constantine est sarcastique et défiant à souhait, jouant avec malice et sournoiserie des comportements machos des prisonniers. C'est un régal de dialogues matois, vicieux et roublards, du début jusqu'à la fin.


Tout l'enjeu du récit réside donc dans la catharsis que constitue ce séjour en prison pour John Constantine. Il n'est pas question de ceux qui l'ont fait tomber, il n'est pas question des détails du piège dans lequel il est tombé. Alors que Constantine se retrouve en cellule disciplinaire (au mitard), le lecteur découvre son véritable état d'esprit, et ce qui se joue réellement pour lui. Azzarello délivre un final grandiose, cynique à souhait, terrifiant dans sa noirceur, dans l'expression de la pulsion de mort de Constantine (encore plus que dans le sort réservé à ceux qui l'ont malmené).


On est aussi venu pour Richard Corben ! Lorsqu'il feuillète pour la première fois ce tome, le lecteur est un peu déçu. Pour commencer, la mise en couleurs est très sage, très éloignée du flamboiement baroque des mises en couleurs à l'aérographe que Corben réalisait au bon vieux temps (celui de Den). Ensuite, même un fan enamouré de cet artiste doit reconnaître qu'il n'y a pas bézef de décors. Régulièrement, il y a une planche avec uniquement des personnages en train d'interagir, avec un arrière-plan vide, habillé d'une couleur uniforme. Et puis, ce n'est vraiment pas la tête de Constantine. La plupart des visages arborent une expression exagérée, en décalage avec les approches plus naturalistes des épisodes précédents.


Pourtant dès la première page, le lecteur est dans l'ambiance, jusqu'au cou même. Alors même que le lecteur comprend pourquoi La Douceur grimace ainsi, il souffre avec lui (alors même que les dessins ne montrent rien de l'acte sexuel). En page 2, Traylor est en train de pisser dans les chiottes, alors que La Douceur attend que la douleur passe. Le comportement de Traylor est aussi répugnant que celui de La Douceur. Le premier ne ressent aucune empathie pour le second, et en met à côté. La Douceur est résigné et ressent plus de dégout pour lui-même que d'animosité envers son tourmenteur. Corben met en scène cette séquence sans voyeurisme, mais avec un impact émotionnel implacable (sans parler de la pisse qui coule à côté).


Le dénuement des arrière-plans finit par faire sens : il transcrit le dénuement des cellules, de ce milieu carcéral. En fait, le lecteur se rend compte que l'artiste dessine régulièrement des accessoires variés (couverts à la cantine, grillages, barreaux, ameublement, etc.), et que l'impression de dénuement est générée sciemment. Au bout de quelques pages, il s'habitue également à ces visages aux expressions exagérées, veulerie ou sourire crétin. À nouveau ce parti pris graphique rend bien compte de l'état d'esprit des taulards mis en scène, où la nuance constitue une marque de faiblesse.


De séquence en séquence, le lecteur apprécie l'intelligence graphique de la mise en scène et de la composition des pages. Lorsque Traylor réclame ses paquets de clope à Constantine, il croise les mains derrière la nuque, pour faire saillir ses pectoraux. Impossible de ne pas sourire en voyant que Constantine imite le geste de son créancier, alors qu'il n'a rien en poche, des muscles très quelconques, et qu'il bluffe. D'ailleurs avec la fumée de clope, le lecteur retrouve tout le savoir-faire de cet artiste pour lui donner une texture à nul autre pareil.


Corben compose une page hallucinante de sous-entendu pour la scène sous la douche, alors que Constantine nu comme un ver se tourne vers les 4 grands blacks, pour demander qui va ramasser la savonnette. Le dialogue est minimaliste, les images composent une narration graphique elliptique magnifique d'intelligence, de second degré, de cynisme, sans rien perdre en tension narrative.


Corben se révèle tout aussi expressif dans le maniement du langage corporel. Le face-à-face dans la cour entre Constantine et le frère musulman est un grand moment de mise en scène, les postures de l'un et l'autre indiquant clairement qui mène la discussion, qui a le dessus, et qui a 2 coups d'avance (et Azzarello manie les sous-entendus religieux avec une rare habileté).


Il apparaît d'ailleurs rapidement que la connivence entre le scénariste et le dessinateur joue à plein, qu'ils sont parfaitement en phase. À nouveau, le lecteur retient sa respiration dans le deuxième épisode, alors que le parrain explique comment Constantine l'a baladé pendant une partie de poker à haut risque. La tension monte de page en page, alors que Constantine joue avec le feu en poussant le parrain vers une défaite éclatante et humiliante. Les 2 créateurs cueillent le lecteur comme une fleur avec la chute de cette séquence, grâce à une mise en scène au cordeau.


La dernière page de l'épisode 149 est une petite merveille : une vingtaine de détenus se disputent l'honneur d'offrir une clope à Constantine et de lui allumer, dans un dessin pleine page. Il s'agit à nouveau de la culmination d'une séquence à la mise en scène impeccable, sèche et rapide.


Certes, tout n'est pas parfait (mais la perfection n'est pas de ce monde). On peut reprocher à Azzarello un usage un peu expéditif et stéréotypé des spectres qui hantent John Constantine, et on peut reprocher à Corben le visage qu'il donne à Constantine. Mais ces 2 créateurs racontent une vraie histoire de John Constantine, en respectant toutes les conventions de la série, avec une sécheresse narrative exceptionnelle (c'est-à-dire un récit sans gras, sans superflu, sans truc inutile), pour un impact émotionnel maximal. C'est impressionnant de constater que cette histoire se lit assez vite, et que pourtant elle contient autant de choses. Du grand art ! Brian Azzarello et Richard Corben ont également réalisé ensemble une histoire de Hulk , et une histoire de Luke Cage.

Presence
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le 4 sept. 2019

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