Histoires obliques - Édika, tome 35
6.9
Histoires obliques - Édika, tome 35

BD franco-belge de Édika (2013)

Il s'agit du trente-cinquième recueil d'histoires courtes écrites et dessinées par Édika. Il est initialement paru en 2013, et comprend 9 histoires de longueur variable (plus 1 gag en 1 page sur la quatrième de couverture), dont 4 en couleurs (plus celle de la quatrième de couverture). Son titre est impénétrable comme il est de coutume, même si le lecteur peut y voir une référence à l'absence quasi systématique de chute dans ces histoires, comme il est de coutume pour Édika.


Métier clochard - Une personne à la rue est assise contre une palissade et mendie de manière agressive. Après une remarque d'un passant, il décide d'adopter une image plus propre, mais insulte quand même une charmante femme qui ne lui donne rien. Bronsky est interrompu dans la création de son histoire par un démarcheur téléphonique souhaitant lui vendre des panneaux solaires. Caroline - Les jeunes grands parents vont voir le petit fils nouveau-né à la maternité, alors que la maman est à la prise de sang. Le grand-père se met à faire des grimaces et se retrouve à peloter une infirmière plantureuse. Coincé, il appelle un technicien de la troisième dimension pour se sortir de ce cul-de-sac narratif. Rendez-vous d'amour - Pour emmener sa copine à la plage, Nini souhaite emprunter la mob de son père Bronsky qui refuse tout net.


Que sont devenus les profs d'antan ? - Un prof d'histoire géographie fait passer une élève au tableau et s'apprête à lui poser une question, mais elle répond à son téléphone avant. Le rédacteur en chef de Fluide Glacial est obligé d'intervenir pour faire observer à l'auteur que son histoire part en sucette. Indigestion en vol - Un jeune inconscient demande où se trouvent les toilettes à bord d'un avion de ligne. À nouveau l'auteur est interrompu pendant son travail, et le récit part en sucette. Il y a encore un lecteur qui se plaint en direct dans un parc à l'auteur d'une bande dessinée dans laquelle il n'y a pas de début, un humanoïde dénommé Ugõl qui souhaite passer dans une autre dimension, un chef d'orchestre qui perd patience face à une chorale, et un couple interrompu en plein coït par la sonnerie du téléphone de madame (qui y répond, parce qu'il y a des priorités).


Il n'y a bien sûr aucune nécessité d'avoir lu un autre album d'Édika pour comprendre les histoires de ce tome 35. Le lecteur qui connaît déjà le travail de cet auteur y trouvera les bêtises habituelles de l'artiste. Un nouveau lecteur y trouvera une liberté de ton déstabilisante. Pourquoi lire cet album plutôt qu'un autre ? Pourquoi pas. Qu'a-t-il de spécial ? Il est réalisé par Édika et il est drôle. Mais c'est quoi Édika ? C'est de l'humour absurde, parfois grossier ou vulgaire, avec un peu de références dedans, des dessins pas beaux, une sale habitude de briser le quatrième mur, et un art consommé de l'absurde. Concrètement c'est fait pour être lu, plutôt que pour être expliqué dans un commentaire forcément pas drôle et moins absurde.


Par rapport à un autre album d'Édika, le lecteur trouve des histoires un peu moins centrées sur le personnage de Bronsky Proko et sa famille (sa femme Olga, son fils Nini, et sa femme de ménage Zeinab, avec 3 brèves apparitions de Clark Gaybeul), souvent en mal de chute, et avec une tendance appuyée à partir en sucette. L'auteur n'a bien sûr rien changé à sa manière de dessiner. Ses personnages sont affligés d'un gros nez disgracieux. Le dessinateur déforme leur visage jusqu'à la caricature, pour les rendre plus expressifs, avec une grosse bouche (et des très grosses lèvres pour les femmes), de gros yeux souvent globuleux. Ils ont parfois les membres un peu caoutchouteux, en particulier les bras en arc de cercle, comme s'il n'y avait pas d'articulation au coude. Non seulement Édika peut les affliger d'expressions exagérées (pour un effet comique toujours irrésistible, même si ça leur confère un air un peu veule), mais en plus il n'hésite pas à les dessiner en train de gesticuler dans tous les sens, représentant parfois le même bras dans plusieurs positions à l'intérieur de la même case (ce qui leur donne un air d'excité irrésistible). Comme dans les autres tomes, le lecteur observe que le dessinateur n'est pas avare de décors qu'il représente régulièrement dans les cases, parfois de manière simpliste (le bureau de travail de Bronsky), parfois de manière plus détaillée (les scènes en extérieures, les tréfonds de l'avion, ou encore le salon familial).


Également pour rendre le personnages plus expressifs, l'auteur joue avec la taille du lettrage, augmentant la grosseur des lettres pour montrer qu'ils sont en train de hurler, soit par agressivité (le clochard invectivant la jeune femme), soit par perte de contrôle de soi (Bronsky hurlant sur son fils qui vient de le déconcentrer en jouant du tuba dans son dos). Comme à son habitude, l'auteur maîtrise le rythme de ses gags à la perfection. Dès la première page, impossible de résister au clodo en train de tirer sur la redingote rose d'un passant, ou sur la page suivante les 4 cases le montrant en de se refaire une petite beauté. La pantomime du jeune grand-père en train de tâter la silhouette de la plantureuse et même massive infirmière déclenche un sourire irrépressible. La kiosquière s'élançant pour marcher sur la queue (sic) d'un client peut faire rire aux éclats, même en présence d'autres personnes qui vous regarderont alors d'un air bizarre (c'est ça l'effet Édika).


Derrière une apparence un peu crade et un peu esquissée, le lecteur redécouvre (comme à chaque fois) l'art de la caricature au millimètre près d'Édika. Le clodo massif présente une hygiène douteuse telle qu'on se l'imagine. La djeune en train de téléphoner est incroyable d'insolence décontractée et de mauvaise foi spectaculaire. En outre, le lecteur se rend aussi compte qu'Édika n'hésite pas à sortir de sa zone de confort pour essayer d'autres choses, plus risquées. Il y a le fait que Zeinab, la femme de ménage, soit noire et occupe un emploi subalterne, qui rappelle qu'il ne faut pas compter sur l'auteur pour se plier aux diktats de la bienpensance. Il y a une autre séquence au cours de laquelle une femme d'origine africaine se rend chez le marabout où les clichés et les stéréotypes vont bon train, sans aucune fausse honte (sans parler d'un accent très prononcé avec des W à la place des R). Si le lecteur nourrit encore un doute à la fin du tome, le dernier gag lui permet de terminer sur une certitude, avec les 2 amants en plein coït et en tenue d'Ève. Plus surprenant encore, dans l'histoire intitulée Ugõl, Édika imite la manière de dessiner de Philippe Druillet, puis celle de Moebius, et celle de Caza. Le lecteur se surprend également à suivre le jeune home dans ses errances pour trouver les toilettes dans un avion (c'est beaucoup plus loin que prévu) et il se pince lorsque Bronsky se déforme pour passer à travers la page, et arriver dans une case sur fond de véritable photographie de toilette (il n'aurait peut-être pas fallu flamber le maroilles à la vodka hier).


En se lançant dans un tome d'Édika, le lecteur sait qu'il va bénéficier d'un humour absurde sans retenue, les bonnes manières étant foulées au pied plusieurs fois par page. Il sait également qu'il ne doit pas s'attendre à une histoire en bonne et due forme. Il y a effectivement un peu de sexe (mais pas beaucoup), beaucoup de moments absurdes, beaucoup de débuts d'histoire, des situations absurdes, quelques situations réalistes (la mendicité, la maternité, une sortie avec une copine, un élève insolent), avec des ellipses absurdes et une continuité narrative malmenée jusqu'à l'absurdité la plus totale.


Rapidement, le lecteur se rend compte qu'Édika ne raconte pas des histoires (oui, c'est vrai que c'est une évidence, voire un truisme), mais qu'il enchaîne des situations lui permettant d'aligner les situations délirantes et absurdes. Il se rend également compte que ces récits sont régulièrement l'occasion de se mettre en scène, Bronsky étant l'avatar papier de l'auteur. Il est également régulièrement question d'inspiration et de reproche sous-jacent du lecteur sur le manque de cohérence des histoires, pour ne pas dire l'absence de scénario digne de ce nom, qui tienne la route. En fait Édika parle de ce qu'il connaît le mieux : écrire une histoire à la manière d'Édika, baignant dans une autodérision peu flatteuse. À tel point même que page 33, Bronsky se fait la réflexion que son personnage est trop prétention dans ses propos et son attitude et qu'il faut qu'il se rattrape, comme si l'auteur devait s'excuser d'être indispensable dans la narration.


La mise en abyme étant répétée et faite sciemment, le lecteur comprend aisément que ces récits ne sont pas à prendre au premier degré : il n'y a pas de vraie histoire. Ils ne sont pas à prendre qu'au second degré, à savoir une franche poilade générée par l'absurdité énorme des situations. Ils peuvent également être vus comme une forme de métaphore sur ce que le lecteur attend de récits humoristiques, sur la volonté d'Édika de ne pas se conformer à un format imposé (une histoire avec une chute, saupoudrée de gags), comme un délire personnel de l'auteur réalisant une œuvre qui ne peut être que de lui (= qu'aucune autre personne ne saurait concevoir et réaliser). En fonction de l'horizon d'attente du lecteur et de son état d'esprit, il peut crier au génie, ou se lasser de cette forme de rabâchage de l'auteur. Mais dans tous les cas, il aura passé un bon moment, avec de francs sourires et de vrais rires. 8 étoiles pour un album qui n'est que du Édika, avec moins de fulgurances qu'attendu, mais toujours aussi unique.

Presence
8
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le 24 févr. 2019

Critique lue 318 fois

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