Par Vincent Jung

Le programme de Jimjilbang est enthousiasmant à plus d’un titre. Son scénario tout d’abord : le héros fraîchement débarqué pour un séjour de plusieurs mois en Corée ne parvient pas à apprécier le pays, il est heurté par la manière d’y vivre et se mure dans un mutisme obstiné et parfois insultant pour les locaux qui l’accueillent. Il regimbe à découvrir les principaux sites touristiques, méprise la cuisine traditionnelle, a tout le temps peur, s’obstine dans une attitude négative qu’il ne s’explique pas même à lui-même. On est loin de l’enthousiasme factice du touriste lambda qui mesure à chaque instant sa chance et fait sans cesse preuve d’un émerveillement de principe. Mais ce refus n’est pas une indifférence totale : en le sublimant par la clarté de son trait et la rigueur de sa construction (on y revient), l’auteur montre qu’il s’agit là d’un intérêt authentique pour l’étranger, qui l’air de rien ne s’épargne aucune problématique de la différence culturelle. Préférer le choc pernicieux des civilisations à l’injonction facile de l’ouverture d’esprit est la première grande réussite du livre.

Pour saisir comment Dubois prend à rebours le roman d’apprentissage, ce n’est pas forcer l’interprétation que de mettre au jour toutes les conceptions stéréotypées qu’il a évitées pour parvenir à cette belle limpidité et à la pureté de la différence. Il faut remonter le cours implicite de l’inspiration de Jimjilbang pour la comprendre. Au moins deux conceptions du voyage et de la rencontre ont encore cours aujourd’hui, et restent finalement des indifférences, car en s’appuyant toujours sur des principes universels et a priori, ces conceptions ramènent à chaque fois ce qui est autre à du même, à du déjà assimilé. La première pseudo-bienveillance qu’évite le livre, c’est l’humanisme hérité des Lumières. Ce dernier s’appuie sur un double constat : les hommes souffrent de la même façon, et ils disposent tous des mêmes raisonnements pour s’affranchir de leurs peines. Partant, ils peuvent tous se reconnaître de la même manière dans un même geste « mémoire/dépassement/plus jamais ça » de la douleur physique – pour le dire vite, les Droits de l’Homme et la Société des Nations. Mais on comprend rapidement qu’il n’y a pas de définition universelle de l’humanité d’où l’on déduirait, selon un unique principe, ce qui revient à chacun : il n’y a que des corps différents, parfois monstrueux et en tout cas incommensurables les uns aux autres, qui se frottent et se côtoient, comme le montre le chapitre des bains qui donne son titre au livre – « jimjilbang » est le nom du sauna coréen. Dès lors, débarquer en comprenant autrui à partir de ce que nous devrions tous être, c’est nier dès le départ les différences entre nos souffrances et nos jouissances, en les imaginant déjà dépassées par le droit.

La deuxième injonction d’ouverture que l’auteur dézingue d’emblée, c’est l’attitude ethnologique, plus pernicieuse encore : certes nos cultures s’opposent, et celles des autres paraissent d’abord irrationnelles, mais on pourrait croire que leurs significations inconscientes renvoient toujours au même problème, à savoir quoi faire de nos corps et de leurs besoins physiologiques. Encore une fois, un nivellement biologique est présupposé, qui fonctionne comme nappe de signification inconsciente : toutes les structures de civilisation renvoient in fine aux mêmes problématiques biologiques inconscientes, que chacun possède en soi-même bien qu’il ne s’en aperçoive pas tout de suite. Rencontrer autrui est donc toujours l’occasion de se découvrir soi-même au sens propre : utiliser nos différences pour dévoiler notre fond commun inconscient. Une fois de plus, l’altérité est manquée, car elle n’est que le révélateur de la mise au jour d’une identité corporelle commune. Loin de cet écueil, à aucun moment le héros de Jimjilbang ne prend prétexte de son déracinement pour s’abîmer dans une introspection pénible où le moi deviendrait la mesure de toute chose. Ce qui est déjà un sacré camouflet pour un certain genre de bande dessinée de voyage, type Guy Delisle. (...)

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Chro
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le 5 mai 2014

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