Joann Sfar est un auteur aussi prolifique que déroutant. Génial touche-à-tout, il a déjà signé plus de 120 bandes dessinées, auxquelles il faut ajouter deux films et un roman. Impressionnant pour un jeune quadragénaire! Parfois, on a l’impression qu’il a tellement de choses à raconter qu’il néglige un peu la forme. "Kishinev-des-fous" par exemple, le cinquième et dernier tome de la série Klezmer, est assez inégal au niveau graphique: on y retrouve à la fois des pages d’une grande beauté et d’autres presque baclées, un peu comme si Sfar s’amusait à brouiller les pistes et à multiplier les styles. Lui-même affirme avoir dessiné les aquarelles de Klezmer en pensant à Hugo Pratt, à Quentin Blake, ou à Sempé. En même temps, c’est précisément cette imperfection graphique qui fait tout le charme de cet envoûtant feuilleton slave, à l’intrigue tellement complexe qu’elle est quasiment impossible à résumer, mais dont les personnages sont fêlés, exaltés et surtout terriblement attachants. Klezmer est un joyeux mélange des thèmes de prédilection de Joann Sfar: la musique, l’histoire, la culture juive, l’amour, la religion… "Klezmer est peut-être une réponse ashkénaze au Chat du Rabbin, explique lui-même l’auteur. Les héros sont presque tous juifs mais ils passent plus de temps à jouer de la musique qu’à penser à Dieu. Ce sont des musiciens sans argent embringués dans un feuilleton slave. Ils traînent leurs instruments dans les steppes d’Ukraine, à Odessa, dans des campements gitans. Je voulais que Michel Strogoff rencontre un Juif vert de Chagall : la grande aventure rejoint le violon sur le toit". Dans ce cinquième et dernier épisode, qui se déroule comme les autres au début du XXème siècle, Yaacov, Vincenzo et Tchokola, accompagnés de la belle Hava et d’une intrépide journaliste, se retrouvent embarqués dans un train vers Kishinev, en Moldavie, une ville où on on empêche les Juifs d’Ukraine, de Russie et de Pologne d’enterrer leurs morts. Ils se rendent là-bas avec Bialik, le plus grand poète juif de l’époque, afin que celui-ci puisse témoigner des horreurs perpétrées dans cette ville. Afin qu’il puisse "écrire sur l’indescriptible". Car dans cette ville, des Juifs ont été massacrés lors de pogroms perpétrés par des Russes chrétiens. Depuis lors, ces tristes événements ont hélas été dépassés dans l’horreur et éclipsés dans l’Histoire par la Shoah, mais ils ont pourtant bel et bien eu lieu en 1903 et 1905. Sfar raconte ces événements tragiques, sans pour autant perdre son optimisme, puisqu’il clôt son récit par la belle histoire d’amour entre Yaacov et Hava. Dans la postface du livre, l’auteur reconnaît qu’il refuse de dessiner un génocide et que dans ses récits, il n’ose même pas s’approcher de la décennie d’Auschwitz. "Lisez Maus, c’est mieux", conseille-t-il. Mais il a tort: si vous le pouvez, lisez Maus bien sûr, mais lisez Sfar aussi, ça vaut le détour.
matvano
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le 8 sept. 2014

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