Ce tome fait suite à L'Héritage d'Emilie, tome 2 : Maeve (2003), troisième tome dans une série de cinq racontant une histoire complète. Sa première édition date de 2004. Il a entièrement été réalisé par Florence Magnin, scénario, dessin et couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale publiée en 2023.


Dans une cité futuriste, il était alors le conseiller des dieux, maître des galaxies. Il possédait les neuf planètes et les clés de passages qui les lient. Ses vaisseaux sillonnaient l’espace sans limite. Le narrateur siège sur un trône dans son palais et les hommes viennent se prosterner devant lui. Il était puissant, il était craint. Et puis… Ce fut la guerre : sa cité est attaquée par une flotte de vaisseaux spatiaux. Ce fut la défaite : les conquérants règnent d’une main de fer et le peuple erre dans les ruines en mourant de faim. Le nouveau seigneur délivre sa sentence : le condamné sera dépossédé de ses biens et de ses titres, son nom sera effacé des livres et des pierres, ses serviteurs dispersés. Il poursuit : un transporteur le conduira sur Thétys d’où il quittera ce monde. Le déchu connaît Thétys : la première porte fut créée des milliers d’années auparavant, la porte folle désormais ouverte sur l’inconnu, celle dont aucun condamné n’était jamais revenu pour dire vers quel enfer le hasard l’avait conduit. Quelques temps plus tard, un vaisseau spatial atterrit dans une zone désertique de Thétys le seigneur ordonne de libérer le condamné et il lui indique qu’il lui déconseille de fuir car l’atmosphère de Thétys le tuerait en trois jours. La petite procession entre dans une citadelle de pierre. Elle s’avance sur une passerelle, au milieu d’une énorme installation technologique. Le seigneur précise que la porte ne s’ouvre qu’au coucher du soleil. Il est temps !


Le seigneur enjoint le condamné de s’avancer de lui-même vers la porte et de la franchir. Le déchu tente d’amadouer ses exécuteurs, peine perdue. Il finit par franchir la porte de force. Justice est faite. Dans le domaine Hatciff, à l’intérieur du château, Émilie Bertin claque le couvercle de sa valise. Elle peste contre la pluie qui tombe à verse, et elle prend la montre à gousset, tout ce qui reste de son héritage, de quoi payer un terme ou deux. Elle constate que la montre fonctionne de nouveau. Elle passe devant la cuisine où Nancy est en train de se servir une généreuse rasade de whisky dans son thé, sans remarquer le passage de la jeune femme. Émilie traverse le jardin vers le kiosque où elle retrouve Christopher Jenkins en train de peindre à l’abri. Elle lui souhaite au revoir, ce qui trouble le peintre qui estime que c’est impossible, elle ne peut pas les quitter ainsi. Elle s’emporte un peu : non seulement cet endroit est hanté, mais on y trouve aussi, elle bute sur le mot, des leprechauns. Sans même parler que Jenkins et les autres vivent au-dessus d’un gigantesque labyrinthe qui servait autrefois de passage vers un autre univers.


Avec le tome deux, l’intrigue apparaissait toute dévoilée et prévisible : Émilie Bertin a hérité d’un domaine ayant la propriété de communiquer avec le monde du petit peuple, et elle va servir de catalyseur pour restaurer le monde de la magie ou devenir reine chez les farfadets, euh non, chez les leprechauns. Du coup, le lecteur se retrouve pris à contrepied avec la première scène, de la pure science-fiction avec voyage dans l’espace, race extraterrestre et technologie futuriste. D’accord, il y a une histoire de porte transdimensionnelle : cela fait le lien avec un point de jonction entre le monde des hommes et le monde des fées… Encore que rallier des planètes et rallier un monde magique, cela ne ressort pas vraiment des mêmes conventions de genre. Dans cette première scène, le lecteur retrouve la même façon d’envisager la narration visuelle que dans le monde réel ou les manifestations féériques des deux tomes précédents. Des traits de contour fins et assurés, solides et délicats : les différents éléments sont clairement délimités, avec une forme précise et nette, de nombreux détails pour chaque élément, et en même temps un peu trop propre comme si tout était neuf sans avoir servi. Cet aspect est contrebalancé par la mise en couleurs qui vient apporter la patine du temps, des ombrages, quelques aspérités, attestant qu’il ne s’agit pas d’un décor en toc, mais bien d’endroits habités, utilisés. L’artiste sait rapprocher des éléments disparates (fusées spatiales, statues grotesques, désert de sable, temple à colonne, rayon laser) en un tout cohérent et harmonieux, un véritable environnement de science-fiction.


Avec cette scène d’ouverture, l’autrice développe un personnage qui était resté dans l’ombre jusqu’alors. Voilà donc un individu qui arrive sur terre en 1223 et que le lecteur va suivre dans ses pérégrinations au fil des siècles, jusqu’à rejoindre le fil principal initial de l’intrigue. D’un côté, le lecteur voit que l’autrice met à profit ce vagabondage géographique et temporel pour dessiner des lieux et des situations qui lui plaisent. Les images passent d’un environnement de science-fiction à un environnement historique, au gré de la fantaisie de l’artiste, guidé par l’envie. Le lecteur ressent cette invitation à se projeter ailleurs et il prend le temps d’apprécier ce qui lui est montré. Tout commence avec cette belle cité du futur, entre technologie et architecture antique : un pâté de maisons qui flotte dans les airs, des tourelles élancées avec des bulbes, une soucoupe volante, des voitures volantes flottant doucement entre les bâtiments. Quelques pages plus loin, des religieux prient dans une chapelle à l’occasion d’un office, il ne manque pas un bloc de pierre aux piliers, aux ogives, il ne manque pas une stalle dans le chœur. Le lecteur part alors à la suite du voyageur, détaillant un pont en pierre avec des arches, le fronton d’un temple dédié à une entité démoniaque, les pyramides d’Égypte, les rues et les bâtisses d’une grande cité médiévale densément peuplée, la traversée de l’Atlantique à bord du vaisseau marchand Mayflower en 1620, les rues de Londres en décembre 1806, et une nouvelle cité futuriste dans la dernière page.


À chaque nouvel environnement, le lecteur voit bien que la démarche artistique est animée par l’envie d’inviter le lecteur dans ces endroits, de les rendre les plus concrets possibles, plutôt que d’en mettre plein la vue. La dessinatrice prend le temps de représenter de nombreux détails, comme si elle voulait rendre compte d’une réalité très concrète pour elle. Dans les souterrains de l’abbaye, es moines soumettent le voyageur à la question, et dans cette case, le lecteur peut voir les soupiraux, les chaînes accrochées à des anneaux, les escaliers et les arches, les poulies et les treuils, une cage en fer suspendue, les poutres et les madriers formant la structure qui soutient le chevalet de torture, les cordages et engrenages, et le pauvre supplicié. Un peu plus loin, Meghan tire les cartes du tarot pour Lady Darkmooth, dans la bibliothèque du château Hatcliff : la pièce s’organise autour d’un espace central, avec de nombreuses étagères, des galeries, des escaliers, des échelles permettant d’accéder aux rayonnages les plus hauts, une fenêtre, des piliers, il s’agit d’une description qui va bien au-delà d’une pièce générique avec des livres. Plus loin encore, la reine Maeve se livre à une cérémonie d’invocation dans une pièce là aussi décrite avec minutie et avec le sens du détail : l’autel avec son urne ouvragée, les piliers et les murs avec de la mousse, les bouquets de fleurs au pied de l’autel, le brûle-encens, les nénuphars dans le cours d’eau, Maeve tendue vers les cieux, les prêtresses, un lieu tangible et pleinement concrétisé.


L’enchantement de la narration visuelle agit à plein sur le lecteur entre les scènes du passé, et celles du présent du récit, avec un fond de folklore, Émilie Bertin circulant dans la campagne irlandaise, et Lady Darkmooth passant d’une pièce à l’autre dans le château Hatcliff. L’intrigue prend de l’ampleur avec ce voyageur venu d’un autre monde, en même temps qu’elle gagne en cohérence et en épaisseur, les motivations du mystérieux individu âgé manipulant Émilie à distance s’élevant au-dessus d’un manichéisme entre bons et méchants. Le lecteur peut ressentir ce récit comme une intrigue imaginative, curieux de découvrir comment l’héroïne va s’en sortir, alors qu’elle subit les événements, plus qu’elle ne les anticipe. Il peut aussi prendre un peu de recul et considérer les différents thèmes présents : le pouvoir des vainqueurs sur les vaincus, l’intolérance religieuse, la précaution de vivre caché pour vivre heureux, la force incroyable d’un geste désintéressé (celui de frère Anselme), un étrange regard sur la condition humaine (le voyageur estimant qu’il subit une horrible contagion, alors qu’il devient de plus en plus humain au fil des siècles). Le lecteur relève également quelques touches d’humour bien senties. Par exemple, Émilie décide de quitter ce château dont le domaine est fréquenté par le petit peuple, préférant revenir à une vie urbaine à Paris, alors que le lecteur, lui, n’aspire qu’à profiter de l’évasion que lui procure le fantastique, comme si l’autrice l’asticotait en le menaçant de la priver des éléments spectaculaires de genre.


Le lecteur commence ce tome, sûr de lui, certain d’avoir anticipé le développement de l’intrigue dans ses grandes lignes. D’entrée de jeu, l’autrice lui montre qu’il n’est pas au bout de ses surprises, le séduit avec sophistication et élégance par des lieux d’une grande richesse. En outre, les personnages échappent à une dichotomie bien/mal, et le récit se nourrit de thèmes adultes sous-jacents. Encore une fois la gentillesse de la narration n’induit pas une faiblesse du récit : cette série révèle de nouvelles saveurs à chaque tome.

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le 25 mai 2024

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