Trop fignolé pour être une pochade délirante comme les aiment les auteurs de BD de L’Atelier, pas assez réaliste pour que l’on soit tenté de le lire comme un récit d’aventures, cet album est l’une de ces rares réussites où l’onirisme et les dérapages organisés parlent directement à des niveaux de conscience bien au-dessous de ceux régis par la raison.

Donc, notre Julius-Corentin Acquefacques ( Ce nom, qui est certes une recomposition du nom de Kafka, se trouve fort adapté au contenu de la narration ; mais en outre, comme par hasard, il acquiert par ce jeu une forte connotation aquatique (« Aque-flaque ») qui suggère la fluidité inhabituelle des logiques qui sont à l’œuvre dans le récit), fonctionnaire au Ministère de l’Humour, vit une petite vie scrupuleuse, si petite qu’il habite un appartement hyper-resserré sur lui-même, composé d’une seule pièce, d’une étroitesse oppressante, où le lit n’est accessible que par une échelle de secours.

Dès le départ, Marc-Antoine Mathieu nous plonge donc dans une atmosphère confinée, intime, mal aérée, dans laquelle les mouvements sont contraints et les issues dérisoirement limitées par rapport au besoin d’espace. Le sentiment d’oppression qui en découle est bien kafkaïen, et il se prolonge tout au long de l’album : les rues de la ville sont étroites, limitées par des immeubles aux ouvertures démesurément hautes et étroites elles aussi ; dans ce mouvement ascensionnel quasi gothique (planche 7) s’entassent, se bousculent et s’écrasent une foule de médiocres conduits vers leur but par une routine aussi aveugle que celle qui régit les actes de Julius (planches 7 à 9). L’appartement des Frères Dalenvert est réduit à une mince corniche sur laquelle on doit tout entasser lorsque passe un ascenseur 60 fois par jour (planche 22).

Psychologiquement, le sentiment d’oppression est renforcé par ce qui est posé d’emblée : Julius se satisfait apparemment de son univers étroit et absurde, et son scrupule de bon petit fonctionnaire insignifiant le pousse à s’interroger avec anxiété sur tout ce qui est imprévisible, aléatoire, contraire aux règles. Il est célibataire, parce qu’une femme, ça bouffe encore plus d’espace (planche 4). La vie de Julius est donc aussi pauvre et restreinte que possible.

L’humour est au centre du récit ; et il est traité avec toute la distance que suggèrent ses propres mécanismes : décalage entre la spontanéité du rire et le caractère académique et monumental de Ministère du Rire (planche 9) ; traitement du Rire comme un produit d’accès difficile, dont personne ne rit (planches 6 et 8, 12 à 15).

Julius est certes prisonnier des rêves, mais, par une mise en abyme, l’album commence par un rêve de Julius, évidente opération de transcendance de sa condition, puisqu’elle le met en contact avec le problème de dimensions supplémentaires dans l’univers (passage de la 3D à la 2D, et réciproquement). Ce problème de l’échange entre la 3D et la 2D est théorisé planche 36.

Mathieu met donc en scène les dérapages, transcendances et distanciations qui menacent la routine d’insecte de ce monde étouffant : Julius reçoit des messages, sous forme de pages de BD, qui le montrent, soit dans des situations ultérieures qui ne manqueront pas de survenir, soit dans des situations antérieures qui se répètent. Mathieu crée des orifices vers d’autres univers, s’arrange pour qu’il y ait des accidents dans la flèche du Temps, et le sommet de cette mise en scène, c’est évidemment la vignette découpée d’avance des planches 37 et 38, formant un trou par lequel, selon le sens dans lequel on lit à travers le trou, de jeter un coup d’œil sur une circonstance passée ou future. Le Grand Scénariste pose à Julius le problème de l’origine de son propre personnage de BD, de son sens, de son libre-arbitre, et de la maîtrise illusoire qu’il peut avoir sur ses propres actes. Ça va assez loin, car nous pourrions être des personnages de BD analogues (planche 37 : une « entité créatrice »).

Le dessin, noir et blanc, d’une lisibilité réjouissante, nous offre des trognes à gros pifs ou des visages rétractés-bossués tirant vers la caricature. La séquence d’ouverture est digne des grands chantiers oniriques d’un Moebius ou d’un Escher. Le confinement des décors suscite un curieux mélange d’anxiété et de confort intime, avec de belles séquences quasi borgésiennes sur l’entassement des livres en tant que mémoires (activées ou non) (planches 27 à 33).

Je ne suis pas Julius, mais je dois reconnaître ici la patte d’un grand créateur !
khorsabad
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le 16 déc. 2013

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khorsabad

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