Sans rien abdiquer des moiteurs et des cruautés des volumes précédents, le propos se fait ici plus militant, plus « engagé » au sens rétro du terme, époque où le droit-de-l’hommisme républicain récupéré et réinterprété par le PCF servait d’écosystème à la pensée ( ?) française. Ici, Yann Le Scorff, beau héros positif et sexy s’il en est, prend à son compte le discours révolutionnaire plutôt tendance lutte des classes-lutte des races que sa version « Déclaration de 1789 » plus présentable, en costard-cravate, baignée de grands principes abstraits que la réalité de l’humanité met régulièrement à mal.

Suivant scrupuleusement le schéma marxiste qui, pour un individu donné, le fait passer du sentiment d’oppression personnelle à la « prise de conscience de classe », puis de celle-ci à l’action révolutionnaire et au projet militant débouchant sur l’utopie, Yann Le Scorff en remet une couche, niveau souffrances, afin que sa colère et sa rébellion soient justifiées. Bizarrement, le revoilà en prison au début de ce tome 3 (situation identique à celle du tome 2) d’autant plus bizarrement que le tome 2 se concluait sur un discours très positif des autorités vis-à-vis de Yann, et que ceci ne faisait pas présager des ennuis avec la Justice (ou l’Injustice, il est vrai qu’en France, en ce moment, il y a de quoi confondre).

Fouché lui-même vient visiter Yann et l’élargir sur la demande du Premier Consul, qui en a besoin pour ses projets exotiques. On retrouve ici l’exagération relevée dans le tome précédent : bien que Yann accueille Fouché d’une manière particulièrement violente et injurieuse, celui-ci se montre amical sans ciller et l’amène à Bonaparte. Il y a pourtant agression physique sur la personne du Ministre de la Police (planches 1 et 2). Même attitude arrogante et idéaliste de Yann face à Napoléon Bonaparte lui-même : alors que Napoléon, à cette date, n’a encore fait que défendre la République, sur ordre, Yann agit comme s’il connaissait à l’avance le carnage à venir des guerres décidées par l’Empereur (qui ne l’est pas encore, à l’époque). Belle indignation, mais d’une invraisemblance qui en atténue la portée didactique. Dramatiquement, la gestion de la belle scène entre Napoléon et Yann était une gageure : faire s’affronter deux caractères violents et emportés sans que l’un des deux semble reculer devant l’autre n’était pas gagné d’avance (planches 3 à 8).

Le procédé déjà utilisé pour boursoufler le conflit entre Yann et Kerbeuf se retrouve ici : Kerbeuf gagne encore du galon : Surintendant de Marine au début, et carrément Amiral à la fin ( !) ; le contraste n’en devient que plus criant avec les pouilleux souffrants et opprimés que mène Yann. Kerbeuf est au service d’un Napoléon qui rétablit l’esclavage, et le refus d’obéissance de Yann s’ancre très logiquement dans la mission répugnante que Napoléon lui confie : arrêter son ami Toussaint Louverture (tome 2) (planche 18). Par contre, Yann racole dans son bateau les « damnés de la Terre » qu’il rencontre : les marins déguenillés des bouges de Saint-Malo (planche 16), et les esclaves Noirs captifs du « Rorqual » (planche 30) : « Prolétaires de tous les pays... » ! Et tout ce beau monde fait la fête (planche 26), mêlant les races et les âges.

Le schéma classique de la carte au trésor à déchiffrer se concrétise ici dans un milieu quasiment utopique (c’est un peu le but de Yann) : de maigres chenaux marins entre des îles de petite taille, et dépourvues des ressources nécessaires à la vie. Et un petit côté ésotérique est agréablement amené grâce à un mystérieux « signe de croix » figurant sur les cartes.

Sans gêne, pour maintenir le rythme de la narration, Mitton évacue à grandes brassées les semaines, les mois et les années entre deux actions successives : durée d’une captivité, durée d’un voyage terrestre ou maritime.

L’érotisme, oxygène vital pour Mitton, est présenté avec moins de vigueur dramatique que dans le tome 2. La scène-clé (planches 35 à 37) présente simultanément Yann, son ennemi Le Guenn, et une Locmaria méconnaissable, passée de l’état de gamine sexy et haletante à celui de hideuse pouffiasse dégoûtante. Ajoutons que, comme Locmaria est aristocrate (ci-devant), et blanche (et pas noire), c’est mal barré pour elle en raison de la démarche idéologique dominante ici. Petite scène érotique au vocabulaire très marin, planche 19.

Quant au trésor, et à l’utopie rousseauiste-émancipatrice que Yann appelle de ses vœux, le lecteur en prendra connaissance en fin de récit, et en tirera les leçons qu’il veut. Il reste que l'appel à coloniser des terres encore vierges constitue un message périmé aujourd'hui : tout l'espace habitable est occupé, l'enjeu n'est plus que d'y empiler indéfiniment les humains par tout procédé et sous tout prétexte. Les luttes sociales-raciales entre humains ne peuvent plus se résoudre par le recours à l'étalement des groupes pour les séparer. Passer de l'état de nature utopique de Rousseau à la promiscuité toujours accrue, qui génère violences et guerres, tel est notre sort. C'est une des raisons pour lesquelles le récit de Mitton fait rêver, mais sur le mode de la nostalgie.
khorsabad
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le 12 sept. 2014

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