La Jeunesse de Picsou par Messiaenique
On aurait tort de penser que la bande dessinée occidentale n’existe que dans sa dimension franco-belge. La culture américaine produit elle aussi tout un univers de comics, notamment autour des héros de Marvel et DC Comics qui s’exportent le mieux. Fait étrange, les amateurs du neuvième art (en particulier ceux branchés « underground ») ont tendance à sous-estimer la valeur de certains albums signés Disney, société qu’on définit volontiers comme une grosse machine implacable, menée par un diable de capitaliste aux grandes oreilles rondes. Certes, on se situe bien loin de l’artisanat d’un Franquin ; malgré tout, les studios Walt Disney ont eux-aussi accouché de grands génies créatifs, tant dans l’animation que sur papier. Forts d’un character design irréprochable, certains personnages ont ainsi durablement conquis le cœur des petits comme des grands.
D’une certaine manière, on distingue l’école d’animation américaine de l’école italienne de scénaristes-dessinateurs, dont les plus grands noms demeurent sans doute Romano Scarpa et Giorgio Cavazzano. Ce paradigme aussitôt posé, on constate que la création d’un pan entier de l’univers de Disney est pourtant l’œuvre d’un dessinateur américain : le légendaire Carl Barks. En effet, sans lui, pas de Balthazar Picsou ni de Gontran Bonheur, exit Gripsou et Flairsou, pas de frères Rapetou – en bref, un néant en lieu et place de Donaldville. Son influence est telle qu’il impose le respect aux plus grands, notamment l’un de ses successeurs directs, Keno Don Rosa.
Très actif dès la fin des années 80, cet autre grand monsieur de la bande dessinée se spécialise en effet dans les aventures des canards les plus caractériels de l’univers Disney. Cinq ans après la parution de ses premières planches, Don Rosa entreprend la création de ce qui restera comme l’un des travaux plus aboutis du neuvième art et le plus connu des fans : La Jeunesse de Picsou. Les superlatifs manquent pour qualifier cette série créée entre 1992 et 1996 ; rien à voir avec la plupart des histoires standard. L’ambition avouée du dessinateur : raconter l’histoire « officielle » du plus riche et puissant personnage de fiction, tout en se conformant à la vision de Barks.
Cette volonté artistique est marquée en amont par un travail de recherche, permettant à la fois de reprendre les éléments laissés par Barks, comme hommage à « l’Oncle Carl », tout en établissant une chronologie homogène autour du personnage de Balthazar Piscou. L’enjeu est grand. Cette biographie ne doit pas se contenter d’être plaisante. Elle doit s’ancrer dans les époques, suivre la marche du monde entre 1887 et 1947 pour conférer au multimilliardaire un statut légendaire. En suivant les péripéties de Piscou, on assiste ainsi à divers évènements : l’immigration massive aux États-Unis, la progression des chemins de fer, l’arrivée de l’électricité et la hausse du prix du cuivre, la ruée vers l’or, le chantier du canal de Panama…
Sur ce point comme tant d’autres, Don Rosa réussit là un authentique coup de maître, assurant la mise en contexte historique à travers la précision des dates et la rencontre de Picsou avec des personnalités ayant réellement existé, depuis Robert Peary lors de son expédition dans le pôle Nord jusqu’au Président Theodore Roosevelt. Dans la foulée, la constitution de l’arbre généalogique de la famille Duck sacre ainsi tout un panthéon moderne, depuis les ancêtres de Piscou jusqu’à Riri, Fifi et Loulou, laissant toutefois planer le mystère sur certains personnages.
Délivrer une telle histoire dégage forcément une puissance scénaristique exceptionnelle, à laquelle s’ajoutent des mimiques et des gags de tous les instants. Le comique absurde prend parfois le pas sur des blagues purement visuelles. Mais si l’humour est au cœur du récit, Don Rosa traite également de thèmes plus sombres, ce qui est loin d’être dans les habitudes des BD estampillées Disney. La mort et le deuil y côtoient même la duperie, l’avarice et la violence gratuite. Cette fluctuation entre thèmes graves et joyeux crée un ascenseur émotionnel, donnant une profondeur et une solennité à l’histoire – ce qui valut à son auteur deux « Prix Will Eisner », des récompenses pour le moins prestigieuses.
Autre preuve du talent de Don Rosa, la manière de faire déplacer son héros aux quatre coins du monde, avec un souci du détail sur les plans géographique et culturel – au même titre que le milliardaire William Randolph Hearst, le chef Parita de la tribu Guyami a réellement existé ! On a le sentiment de lire une version humoristique des aventures de Tintin. Ce travail est parachevé par un véritable tour de force stylistique ; outre la structure narrative bien rythmée, l’histoire emprunte des idées à certaines œuvres cinématographiques classiques, comme L’aventure de Madame Muir (1947), Le trésor de la Sierra Madre (1948) et bien évidemment Citizen Kane (1941), dont le pastiche des premiers plans sert d’introduction à l’ultime chapitre de cette fantastique série.
Au-delà de toutes ces qualités intrinsèques, ce recueil de nouvelles graphiques propose en plus l’avantage d’être découpé en épisodes, permettant à chacun de le savourer à son rythme. Comme il en va de tous les grands classiques, le plaisir de lecture reste intact du début à la fin. Relire l’intégrale permet enfin de redécouvrir des détails hilarants : chaque lecteur peut ainsi rechercher les « D.U.C.K. » cachés sur chaque couverture et première page d’épisode. Cet hommage (« Dedicated to Uncle Carl by Keno ») n’ayant pas été permis par Disney, l’auteur s’est vu forcé de les dissimuler – détail qui rend le personnage éminemment sympathique !
http://offthebeatentracklists.wordpress.com/2012/12/10/don-rosa-la-jeunesse-de-picsou/