Si on m'avait dit, lorsque j'ai tourné les premières pages de Ladyboy vs Yakuzas, l'île du désespoir (ce titre!) il y a de cela quelques années, que Bargain Sakuraichi deviendrait l'un de mes mangakas préférés, il est sûr et certain que je ne l'aurais pas cru!
5 tomes de Ladyboy plus tard, et après lecture de La Virginité passée 30 ans, j'ai découvert un vrai auteur avec une très forte personnalité là où on aurait pu attendre quelque chose de simplement racoleur par les thèmes (la sexualité, problématique omniprésente dans son œuvre) et de simplement WTF! mais sans grande profondeur (pour reprendre le nom de la déjà fameuse collection où l'auteur a fait ses débuts chez Akata).
A l'inverse, j'ai été rapidement épaté par la maîtrise narrative de l'auteur, par son humour bien particulier (mettant à nu comme peu d'autres les vices et faiblesses humaines, et en particulier des hommes, littéralement hantés par leur sexualité au point de donner des accents schopenhaueriens à ses récits), par ses personnages aux traits si caricaturaux mais pourtant, dans le fond, si réalistes (mais en privilégiant surtout, comme déjà dit, le point de vue masculin, en une vision extrêmement auto-dénigrante: dans un univers dominé par la frustration sexuelle, les femmes tendent alors quasiment toutes à devenir des déesses sculpturales tout à fait inaccessibles pour des hommes risibles, dégradés et pervers ; les quelques hommes "présentant bien" de ses univers ne s'en sortent pas spécialement mieux: la beauté extérieure cache souvent une encore plus grande laideur intérieure et appelle souvent une déchéance encore plus brutale - cf. le héros de Ladyboy, mais aussi celui de cette métamorphose...). Au vu de son parcours dans l'industrie du sexe (cf. infra), on comprend rapidement que, contrairement à beaucoup d'auteurs, Bargain a vraiment connu les bas-fonds de la société japonaise, et que ses retranscriptions s'appuient sur des expériences vécues et sur des personnages vraiment rencontrés.
Akata a d'ailleurs, semble-t-il, également compris la véritable "ampleur" de cet auteur dans la mesure où les parutions les plus récentes de ses œuvres ont quitté la collection WTF!!! pour intégrer les collections seinen classiques de l'éditeur.
Après cette (trop longue) introduction, qu'en est-il de cette adaptation de La métamorphose? Première œuvre "sérieuse" de Bargain, c'est-à-dire non-destinée au public des magazines érotico-pornos où l'auteur a fait ses premières armes (mais j'en suis arrivé au point où je serais même extrêmement curieux de pouvoir lire les mangas que l'auteur a dédié à la visite de maisons closes dans tout le Japon (!)), le choix de ce texte archi-célèbre de Kafka ne doit pas trop nous étonner au vu des éléments exposés plus haut ; on comprend que cette histoire de déchéance physique et sociale ait pu s'insérer sans problème dans l'univers un peu maso et auto-destructeur de Bargain Sakuraichi.
Histoire certes archi-célèbre (et incontestablement un sommet de la littérature du XXe siècle), mais difficilement adaptable telle quelle, comme nous le rappelle l'auteur en post-face, l'incitant alors à changer la focalisation du récit (initialement centrée sur la "créature métamorphosée" en elle-même) pour mettre surtout en avant la figure du père, présenté ici comme un entretenu de première qui, du fait de ce qui arrive à son fils, va être obligé "de se bouger" pour sauver sa famille de la déchéance financière totale. On suit donc les "aventures" assez drôlatiques de ce dernier, en parallèle du destin totalement dramatique de son rejeton, donnant au final un mélange de ton extrêmement habile et agréable. Dans sa conclusion et son déroulé, le manga m'a semblé extrêmement fidèle à l'esprit et à la noirceur de Kafka (les meilleures adaptations sont quasi-toujours celles qui ne suivent pas à la lettre l’œuvre adaptée).
Bref, que dire sinon qu'il s'agit d'une nouvelle réussite de l'auteur, et que, comme d'habitude, ce manga ne plaira sans doute pas au plus jeunes (adultes s'entend, ce genre de lecture ne convient absolument pas au moins de 16 ans!!!, mais vous l'aurez compris j'espère si vous avez lu cette critique dans son entier), ni à ceux qui seraient assez imperméables à ses thèmes obsessionnels. J'attends avec impatience la prochaine série de l'auteur qui a commencé sa parution au Japon en 2018 (un manga post-apocalyptique a priori, avec des gros lards dans des baignoires - ça vend du rêve!).