Signe de la puissante originalité de l’œuvre : elle poursuit son développement avec une logique forte, en dépit de son caractère déroutant, et refuse de sacrifier aux bonnes vieilles recettes démago que les scénaristes récupèrent dès que le public montre quelques symptômes de désarroi : bagarres, sexe, présence d’un personnage plus astucieux que les autres, et qui se trouve bien à point pour expliquer tout ce qui coince...

« Les Saisons de la Couloeuvre » réussite l’exploit de tenir la route sur trois référentiels différents : la science-fiction bien carrée et un peu transcendante, style Philip K. Dick ; la construction d’un symbolisme personnel sachant susciter des échos plus ou moins lointains dans la psyché du lecteur, tout en respectant les règles classiques de l’itinéraire initiatique ; l’habillage formel : créatures, mécaniques, décors, costumes, sans oublier cet apport remarquable de l’œuvre : sortir les couleurs du dessin de la convention pour les nourrir d’un sens profond qui joue un rôle explicite dans l’intrigue.

Sur l’aspect « science-fiction », la thématique s’approfondit et s’enrichit. Le flashback coloré des planches 40 à 45 apporte de très nombreuses informations qui remettent en contexte le monde bien étrange du Tome 1, et qui sont rédigées, sur un mode décalé et semi-humoristique, d’une manière qui rappelle la science-fiction vintage des années 1930 à 1960 : ce sont les aventures naïves de deux terriens, Alex Lynx et Sara Dro’Warren, qui se baladent dans le Réseau pour y mettre un peu d’ordre et mettre en marche les Intersections là où il en est besoin. Ce récit, tout dessiné en miniatures enluminées style Moyen Âge (ou images naïves des livres d’Histoire d’école primaire), rappelle aisément, par sa primarité et son côté figé, la grande vague des récits de science-fiction mouvementés style Flash Gordon ou Mandrake ; la mise en pages de cet encart, véritable continent de couleurs vives dans un album où l’irruption de la couleur est lourde d’instinctivité brutale, de grossièreté et de rébellion (planches 60-61), est une réussite parfaite, en même temps qu’une remise à sa place de la vieille science-fiction nostalgique, celle qui ne se prenait pas trop la tête en problèmes métaphysiques pour canarder les indigènes et les monstres locaux. Le hiératisme enfantin de ces vignettes gagne encore en passéisme par leur distribution rigoureusement calculée dans l’espace de la page, avec une abondance des cadres ornementaux soignés qui leur donne un lustre propre à satisfaire notre désir de rêve ; de surcroît, le texte narratif n’est pas dans la vignette, mais à côté ou au-dessous, ce qui convoque les antiques codes de la Bande Dessinée, de l’âge de « Bécassine », ou des « Pieds Nickelés » de Louis Forton.

Par rapport au Tome 1, l’exploitation des dérives imaginatives que permet la science-fiction monte carrément d’un cran, et même de deux : d’abord, la présence dans l’espace de « L’Intersection » d’une section où la gravité est extravagante et joue dans tous les sens, avec référence explicite aux « escaliers impossibles » de Maurits Cornelius Escher (planches 1, 16-17) ; ensuite, un superbe paradoxe temporel que vit l’un des personnages lorsqu’il emprunte l’un des « toboggans ». Par ailleurs, petite pique ironique envoyée au lecteur : « L’Intersection » n’est pas un lieu, mais un état « psychophysique », manière de dire que la mise en image de l’album reflète surtout l’analyse de démarches psychologiques (planche 28), et qui confère donc au récit sa dimension initiatique.

Au cœur du symbolisme personnel élaboré par les auteurs, la couleur prend un rôle considérable ; limitée dans le Tome 1 à des scènes de sexe, de rébellion autonomiste et individualiste, d’irruption des passions de toute sorte, elle apparaît maintenant plus fréquemment, d’abord au moyen d’un personnage récurrent qui cherche visiblement à contrôler ses pulsions (il dit « Stable » quand il est en noir et blanc, et « Instable » quand il est en couleur – dans les moments où il se révolte contre le comportement conventionnel que l’Intersection lui impose). Il faut dire que la pratique de la sexualité n’est pas plus décente dans le monde de « L’Intersection » que dans le nôtre : ce qui arrive à Jak (planche 3) évoque un supplice infernal médiéval infligé aux luxurieux, tandis que Kess, sa partenaire, est marginalisée en tant que « Fornicatrice » (planche 12). L’existence d’une paire de lunettes qui permet de voir le monde en couleurs – invention criminelle ! – (planche 13), et devrait être rapprochée de l’invention contemporaine des lunettes de Google... Dans un monde sans couleurs, la sexualité ne fonctionne pas (absence de passion, planche 27), et les costumes dont sont couverts les personnages gênent tout accès à la sexualité libérée (réplique de Kess la Fornicatrice, planche 27). La double planche, exceptionnelle, au milieu de l’album (planches 30-31), vante l’extase sexuelle comme dissolution des frontières et circulation des fluides ; la révolte absolue est présentée ici comme fusion érotique ; mais tout n’est pas forcément cohérent dans cette logique : si la passion conduit à la fusion, et donc à l’unification des êtres, d’autres passages tout aussi colorés nous disent qu’elle divise les individus entre eux sous forme de prises de conscience individualistes, de mouvements de révolte et de violence .

Côté symbolisme-message politico-social, le Picte, ce dieu visiblement inventé par les autorités de « L’Intersection » pour refroidir les humeurs et les pulsions rebelles des individus, a du souci à se faire : la « Couloeuvre », où l’on saisira sans trop exagérer le Serpent de la Genèse, le Reptile Infernal qui dit à l’Homme de suivre sa voie individuelle, comme s’il était lui-même un dieu, cette Couloeuvre, donc, menace la suprématie du Picte ; ici, la critique des religions instituées rejoint les mythes primordiaux de l’humanité.

Ce n’est probablement pas un hasard si le flashback coloré des planches 40 à 45 utilise des formes et des couleurs décoratives qui évoquent l’invasion des Blancs chez les Incas au XVIe siècle : supériorité militaire des Blancs, qui imposent leurs règles et procèdent à une « déculturation » des indigènes et imposent l’autorité du Picte. Ces sales Blancs Européens, tout de même ! Les indigènes, eux, vivaient heureux et naïfs sous la loi de la Couloeuvre... ! (On appréciera la disparition des couleurs dans les vignettes entre les planches 42 et 45 – Allusion à la déculturation des indigènes planche 57).

Plus profondément encore, la plongée dans les abysses mémorielles de l’entre-deux-falaises est à mettre en relation avec, certes, les démarches psychanalytiques de remise en conscience des contenus refoulés, mais aussi avec le retour à un état basique d’indifférenciation, cet état qui était le nôtre lorsque nous n’avions pas encore interagi avec notre environnement : l’état de l’œuf plongé dans un noir absolu, immatériel, vide de tout.

L’exploitation spirituelle de ce thème est rendue possible grâce à l’aventure de Hartog dans au-delà noir-de-néant (planche 51), hors du temps (planche 49), où s’entrouvrent régulièrement des fenêtres d’options de différenciation débouchant sur différentes époques (planches 32 à 36, 47) ; comme une âme qui cherche dans quoi elle va bien pouvoir s’incarner...

L’habillage formel reste délectable : les costumes de beaucoup de personnages masculins, avec leurs grands pardessus et leurs étranges coiffes, rappelle plus d’une fois les personnages de Moebius. Les vignettes longeant dans les abysses de l’entre-deux-falaises valent le coup d’œil (planches 4, 54-55). Les « automoteurs », ces petits robots en forme de caddie de supermarché, qui commentent constamment leurs propres propriétés et performances, sont assez marrants, de même que l’arbre qui vient à l’infirmerie se faire soigner d’un refroidissement (planche 10), et que le « Dormeur », ce gros serpent poilu qui grimpe sur n’importe qui pour se mettre à dormir (planches 24 et 25). La Bibliothèque de Babel qui attend les personnages en bas des falaises a quelque chose de fantasmatique (planche 38).

Un chef-d’œuvre profondément pensé, et magistralement réalisé.
khorsabad
10
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le 2 juin 2014

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khorsabad

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