La dimension mystique, déjà perceptible dans le Tome 2 (le sujet face aux options possibles de ses futures réincarnations ; retours de karma : le sujet se coupant la main à lui-même…) se précise (encore que le mot « précision » soit suspect en matière de mystique).

Le génie de ce tome de conclusion réside dans l’intégration d’une lecture politique des très improbables aventures de Derec Finn et de ses compagnons plutôt hétéroclites. La couleur explose sous l’emprise de la « Couloeuvre », qui se révèle comme attendu. Enfin, le mystique flirte avec le psychologique, en ce que la fin du récit nous parle pas mal d’identités, de noms et d’individuation. N’en jetez plus, c’est bon.

La logique mystique qui préside à la construction de la narration ne se satisfait pas de dualités exclusives, telles le Bien et le Mal en conflit éternel. Il semble bien que la différenciation entre le Picte et la Couloeuvre soit affaire de niveau (de lieu, donc d’énergie) : « Le Picte ne règne pas ici », est-il dit dans l’En-Bas des origines (planche 23) – ce qui signifie qu’il règne plus haut, donc qu’il existe vraiment à un certain niveau (d’ailleurs, il « met à l’abri » les héros planche 60). Il semble (planche 25) que la fonction organisatrice (donc répressive) du Picte se soit révélée nécessaire lorsque le réseau a commencé à se constituer, c’est-à-dire lorsque la Structure et la Complexité sont apparues ; d’où l’allusion, dans la même planche, au problème des relations entre Observateur et Phénomène observé, qui fait les beaux jours de la Physique Quantique. Si l’on extrapole, puisque la Forêt d’En-Bas n’est pas régie par le Picte, les lois qui y règnent sont quantiques, et l’on s’éloigne de cette instabilité colorée quand on apprend à lire et à écrire (planche 26).

Au final, cette façon de présenter les choses peut être lue également comme la constitution de réseaux neuronaux : les aires cognitives antérieures du cerveau (lire, écrire…) sont facteurs de stabilité dans le système nerveux, mais aussi de répression des aires subcorticales moins polies et plus pulsionnelles.

Larkam l’historien est guidé dans sa quête par une page des aventures d’Alex Lynx (planche 26), sorte de mandala carré polychrome qui évoque une image de la Jérusalem Céleste présente dans les « Beatus » médiévaux (par exemple, celui de Saint-Sever) ; de là à supposer que la Forêt d’En-Bas joue le rôle de cette Jérusalem Céleste, et que ce qui s’y passe résonne comme un Jugement Dernier…

Le Hiffiss, « pire ennemi de l’humanité » - le Diable, en somme – (planche 32), est impalpable et fuyant, mais a une vocation destructrice. Il construit une échelle-Babel d’énergie pour tenter de communiquer avec Dieu-Couloeuvre (planches 35, 38-39, superbes). Derec et Rhéa, dans leur humanité nue et sexuelle (planche 36), font figure d’Adam et Eve, tandis que la Mère-Protectrice Diane met enfin au Monde l’Enfant Divin régénérateur et protecteur (planches 41-42, 59).

La grande séquence mystique commence planche 40 ; à l'éparpillement dimensionnel oppressif et au repliement de l’espace-temps induit par les Hiffiss (les Démons-Diviseurs) répond l’éclatement de l’espace-page, qui, sur neuf planches, n’offre plus que des compositions mystiques très colorées, pleine page, sans aucun cadre de vignette qui soit contraignant : temps, espace et actions sont simultanés et se superposent. La Connaissance Universelle est accessible (« La mémoire parle », planche 43), tandis que Derec Finn, crucifié sur la poitrine de Rhéa, nous rejoue le drame christique dans les anneaux de la Couloeuvre (planche 45). Du coup, Rhéa est enceinte, et grosse du Monde à venir renouvelé.

Du fait que Derec devienne Jésus-Christ le crucifié, il ne reste plus qu’à refaire le monde déjà écrit (d’où la distanciation donnée par le décor sous forme de BD ouverte avec ses pages (planches 51 à 56) : le Dieu-Couloeuvre s’incarne, prend forme, vient visiter les « pauvres Mohaïs » (c’est nous, notre humanité (planche 54)), « vos dieux, vos passions, vos machines, des journaux pleins de héros costumés »… (planche 55) (substituts culturels minables de la vraie vie originelle)) ; puis le Dieu-Couloeuvre (qu’on ne voit jamais en face) s’en va, se retire du monde (planches 57 et 62), non sans avoir donné une identité-Nom à son Jésus-Derec de fils (planche 61). Quant au médiateur Jarmil ; il a gagné le droit de dire « je » pour l’éternité (planche 58). Les Hiffiss sont vaincus : le flou et l’instabilité ont reculé au profit de l’Identité inscrite dans l’Eternité.

Ainsi, ni vainqueur ni vaincu côté "dieux" : Le Picte est efficient dès lors que l'organisation sociale se complexifie, et le Serpent de la Genèse (la "Couloeuvre" - opportunément "En-Bas", comme la kundalini dans l'épine dorsale) restitue les vivants à leur authenticité première. Finalement, ce récit a un côté rousseauiste : c'est la société qui corrompt l'homme en le contraignant à adopter des croyances et des modes de vie inauthentiques, et inefficaces pour son bonheur.

On n’attend pas de morale de la part de ce récit. La couleur ("Couloeuvre" = "Couleur-Oeuvre"), parfois outrancière jusqu’au fluo écœurant pour gamines rêveuses (planche 2), si elle manifeste bien l’éruption des passions individuelles, des instincts jouisseurs, des émotions puissantes (manifestement réprimés et anesthésiés dans le monde bleu-gris glacé de l’Intersection 55), n’opère aucun tri dans ses traductions comportementales : on baise, on refleurit et on « refeuille » (ne pas oublier que certains personnages sont des arbres (Canopéens) – planche 3 – et des arbres sympas et solidaires qui nettoient les végétaux terroristes – planches 9 et 12 – certaines communautés non végétales présentes en France seraient bien inspirées de faire de même avec leurs adeptes ! ), mais aussi on massacre, déglingue, perce, transperce et mutile dans une allégresse sanguinaire qui évoque assez aisément les fréquentes séances mutilatrices qui émaillent les récits d’Alejandro Jodorowsky (planches 2 et 3), autre scénariste à qui on ne saurait donner des leçons de mystique...

La sexualité et la nudité accompagnent l’apparition de la couleur (planches 17 et 18, 24, 30, 60). Même le médiateur Jarmil est nu (planche 23), ce qui ne le rend pas plus sexy (planche 23) …

L’échec majeur de Larkam, l’historien qui mène pourtant les héros au cœur de leur source de vie (l’En-Bas chaud et humide d’où toute vie émane) vient de ce qu’il est un irrécupérable intellectuel-archiviste, moisi dans ses lectures, bavardages et documents, et ne sachant pas abdiquer les routines dérisoires de l’intellect lorsque celui-ci n’est plus de mise. Larkam reste désespérément habillé quand tous les autres se mettent à poil (thème déjà évoqué dans le tome 2 : la nudité – ou quasi-nudité, faut pas pousser non plus - est certes en rapport avec l’accès rapide à la sexualité, mais également avec le dépouillement de toute empreinte socio-culturelle, indispensable pour retrouver ses bases et sa vérité originelle), et se trouve incapable de saisir le message divin qui permettrait sa transformation ; au lieu de s’affronter au contenu du Logos (la Parole du Dieu-Picte-Couloeuvre), il lit, le con, et finit gâteux en se demandant perpétuellement : « Qui a parlé ? ».

Les problèmes d’identité se précisent vers la fin : Derec Finn ne s’appelle pas vraiment Derec Finn, et a été obligé de se contenter – comme chacun d’entre nous – de porter le nom que la Société lui avait attribué, le privant ainsi de son identité réelle. Mais voilà, dans le monde instable de l’En-Bas, les impostures se déstabilisent.

Le végétal est privilégié dans ce tome de conclusion : non seulement la Forêt des origines – l’En-Bas archaïque et coloré- est le lieu de toutes les rédemptions et de toutes les métamorphoses, mais les arbres qui marchent (Canopéens) sont uniformément sympathiques. Les petits robots (sortes de livres froissés sur roulettes) jouent le rôle humoristique d’un R2D2 de « La Guerre des Etoiles ».

Jean-Marie Michaud a dû déployer bien des efforts pour combiner des jeux de perspectives étonnants et des recours à des couleurs un peu trop criardes par moment : la planche 2, très mouvementée, fait un peu Docteur Octopus créant un bordel monumental ; la planche 6, emblématique de l’intrigue, insère une explosion colorée entre les deux falaises mornes et frigorifiées de l’Intersection 55. Belle séquence de dix vignettes diversement coloriées narrant la descente inévitable dans la Forêt des Origines (planches 21-22). Intéressante mise en pages de vignettes surimposées et juxtaposées pour suggérer la luxuriance d’une nature grouillante dans l’En-Bas (planches 25, 26).

Un chef-d’œuvre salutaire, éloigné de toute démagogie narrative, qui parle à nos profondeurs. Encore faut-il les avoir suffisamment approchées pour en décrypter le langage, les bruissements et les grondements. Ceux qui ont toujours vécu la vie d’insectes des Mohaïs, appauvrie et asservie dans le monde terne de la Tyrannie Sociale mise en forme par nos Pictes à nous (les idéologies, les morales, les convenances, les lois à la con), ceux-là diront que tout ceci est un beau délire irrationnel et, quelque part inquiétant.

Et puis il y aura les autres, ceux qui vivent autrement que par le regard d’autrui.
khorsabad
10
Écrit par

Créée

le 13 juin 2014

Critique lue 227 fois

2 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 227 fois

2

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14