Le Cœur de Thomas
7.6
Le Cœur de Thomas

Manga de Moto Hagio (1974)

Difficile d’aborder la critique d’un monument comme Le Cœur de Thomas, shôjo culte de Moto Hagio et précurseur du Boys Love, dont l’auteur dira que le choix de personnages exclusivement masculins lui permettait de montrer de la nudité.
La première chose que j’ai envie d’indiquer concernant ce manga, c’est qu’il a été écrit la même année que Très Cher Frère, de Riyoko Ikeda, autre œuvre magistrale évoquant l’homosexualité. Seulement, l’un est consacré aux hommes, l’autre aux femmes, et ce n’est pas la seule différence. Le Cœur de Thomas, comme les autres pionniers du Boys Love, ne se déroule pas au Japon, comme si ce phénomène n’existait pas là-bas. A l’inverse, Très Cher Frère utilise comme décor une école pour filles, japonaise, du milieu des années 70.
L’homosexualité féminine serait-elle une réalité plus tangible et mieux acceptée ? Je pense surtout qu’elle était mieux tolérée, dans la mesure où elle ne pouvait avoir aucune conséquence : quoi qu’il arrive, ces jeunes filles finiraient mères de famille ; donc peu importe si elles décidaient de s’enticher d’une femme, cela allait forcément leur passer. Tandis qu’un homosexuel apparaissait sans doute comme un homme refusant de remplir son devoir envers la société, comme si lui avait finalement le choix de se marier ou non, de fonder ou non une famille, et refusait le rôle qui lui était attribué.
Voilà, il ne s’agit peut-être que de pures spéculations de ma part, mais je trouve malgré tout intéressante la comparaison entre ces deux titres magnifiques.

Ce qu’il faut comprendre avant d’entamer la lecture du Cœur de Thomas, c’est que malgré son statut, il s’agit d’un shôjo avant d’être un Boys Love. Je parlerai même d’un shôjo suffisamment exceptionnel pour sortir en France malgré son âge et son absence de notoriété préalable auprès de la majorité du lectorat, et surtout d’un shôjo représentatif de l’époque à laquelle il a été imaginé par Moto Hagio : les années 70.
Effectivement, nous y retrouvons les mêmes éléments que dans les manga de Riyoko Ikeda : des personnages aux membres fins et élancés, des yeux fourmillant de détails, quelques pointes d’humour disséminés ça et là, le temps d’une case, à travers un dessin plus humoristique, et un jeu de mimiques aujourd’hui passé de mode.
Mais là où nous sentons vraiment une similitude avec d’autres titres de l’époque, c’est dans la psychologie des personnages. Ils ont tous un côté torturé, chacun à sa manière, le plus souvent en raison d’un passé douloureux, mais aussi car ils ont du mal à accepter leurs propres désirs.

Fait étrange, il est difficile de dégager un protagoniste principal de cette histoire. Serait-ce Juli, le délégué des élèves cachant des blessures profondes sous une apparente perfection ? Eric, le petit nouveau obligé malgré lui de remplacer Thomas auprès des autres élèves ? Thomas, justement, qui par sa mort jette une sorte de malédiction sur les autres personnages, et finalement sur le manga lui-même ? Ou même Oscar, l’ami fidèle et dévoué, à la fois soutien moral et détenteur des secrets de chacun ?
A bien y regarder, au-delà de ces quatre-là, ce manga regorge de personnalités mémorables, pour de bonnes ou de mauvaises raisons : Ante, le petit intriguant qui disputait à Thomas la place de chouchou des autres élèves, l’effrayant Seyfried, ou encore Ludwig, le kleptomane. Mais je crois que mon préféré serait Bacchus, qui allie un côté faussement nonchalant à une sorte de sagesse et des talents de chef naturel ; il ne fait pourtant pas secret de l’intérêt qu’il porte aux jeunes garçons. C’est d’ailleurs un point là encore assez étrange de ce manga : les relations entre élèves semblent aller de soi, et ne choquent strictement personne.
Si un grand shôjo, catégorie connue pour mettre l’humain au centre de toute chose, se mesure à la qualité de ses protagonistes, alors nul doute que Le Cœur de Thomas est un chef d’œuvre.

Dans Le Cœur de Thomas, nous plongeons quelques mois dans la vie de ce pensionnat de l’Allemagne du début du XXème Siècle, l’occasion de découvrir des adolescents brisés, et de voir évoluer les relations qu’ils ont tissé les uns avec les autres. Il sera aussi bien question d’amours compliqués que de blessures dissimulés, d’inavouables secrets de famille, en d’autres termes des thèmes forts qui contrastent avec la jeunesse des personnages, dont certains n’ont pas été épargnés par la vie et paraissent plus adultes qu’ils ne devraient. Il se dégage une atmosphère pesante, dramatique, mais aussi entrecoupée d’espoir, puisqu’il sera donné à chacun la possibilité de lutter contre son destin et de surpasser ses angoisses.
J’ai même trouvé au début de ce manga de faux airs de film d’horreur, comme si la disparition de Thomas avait lancé un mauvais sort sur Juli, le soumettant à une véritable torture psychologique. Cela dénote de tout le talent de l’auteur pour créer des ambiances oppressantes, et une maitrise impeccable de sa narration.
Le Cœur de Thomas ne doit pas être lu parce qu’il a marqué l’histoire de son média, mais pour ses indéniables qualités. Il représente tout ce que je recherche dans un shôjo dramatique : des amours impossibles, des personnages torturés, des situations poignantes, mais aussi des lueurs d’espoir d’autant plus touchantes compte-tenu des souffrances qui les ont engendrés. Pour ne rien gâcher, j’ai trouvé le trait de Moto Hagio absolument sublime, tirant le meilleur des codes graphiques de l’époque. Et pour ceux que le côté Boys Love de ce manga pourrait rebuter, sachez seulement que le sexe des protagonistes n’a aucune importance, car ici les genres s’effacent pour laisser la place aux sentiments et à des êtres humains avant tout.
Ninesisters

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9
5

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