Le Corps collectif
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Le Corps collectif

BD franco-belge de Edmond Baudoin (2019)

Ils font de l’air, de l’eau, du feu, de l’éphémère.

Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l’expérience de vie. Il comprend soixante-six pages de bandes dessinées en noir & blanc. Il s’achève avec une postface de deux pages, écrite en novembre 2018, par Nadia Vadori-Gauthier chorégraphe du groupe de danse appelé Corps Collectif. Elle explicite la démarche du bédéiste et ce que ses dessins ont apportés aux danseurs : Edmond dessine, il danse avec des parts de chaos et embrasse une énergie vivante. Il ouvre des brèches sur des mondes parfois oubliés de nos systèmes de pensée. Le dessin surgit d’un dehors qu’il semble possible d’expérimenter par l’expérience partagée. Il s’agit de liberté, mais aussi sans doute, de sororité, de fraternité. Edmond capte des forces, sa plume trace ce dont il n’a pas idée, mais qu’il ressent et qui vibre. Il dessine un monde qui disparaît en apparaissant. Il dessine contre la bêtise et la mort. Ses dessins dansent lorsqu’on les regarde. Ils dansent davantage encore quand nos yeux se ferment.


Il semble à Edmond Baudoin que les artistes qui ont fait des dessins dans la grotte Chauvet étaient dans une grande liberté de création, même si leurs travaux devaient, déjà, être soumis à certaines contraintes. Contraintes techniques évidemment, comme pour tous. Il n’y a pas de moments artistiques dans l’histoire de l’humanité qui n’aient pas été au service du mysticisme ou des communautés. Celui-là a, c’est vrai, longtemps été nécessaire aux sociétés primitives et a donné de grandes et belles œuvres. Se libérer des dogmes, des modes, des règles, sortir des chemins balisés, du vouloir-plaire n’est pas facile. Il faut des capacités exceptionnelles, un engagement total qui suscite de l’incompréhension. Certains artistes en sont morts. Aujourd’hui, le pouvoir de l’argent secondé par les médias décide quels sont les artistes que l’on doit suivre. La mode est omniprésente et l’art officiel moderne s’est mondialisé : Marcel Duchamp a fini par donner Jeff Koons.


Shitao (le moine Citrouille-Amère) disait que la règle principale est de sortir de toutes les règles. Mais les individus baignent depuis des millénaires dans des mots, des phrases, mis en place par des mâles qui voulaient et veulent toujours maîtriser le monde, la vie. Ils sont formatés par cette volonté de maîtrise. Et, au moment même où ils estiment s’exprimer librement, l’expression de cette liberté est entravée par une infinité de scories polluant cette expression. Les traits gras imprécis sur le mur de la grotte se transforment en corps en train de danser, il s’agit de la composition Visible-Invisible, représentée le trois mars 2014. En mars 2012, voulant se confronter à la difficulté de dessiner le corps en mouvement, Baudoin a cherché une compagnie de danse qui accepterait qu’il se mette dans un coin de leur atelier. À cette époque, il travaillait sur sa BD Dali (2012) au centre Pompidou où travaillait également Jeanne Alechinsky, chorégraphe et danseuse.


Des images avec des mots à côté, dessus, dessous, en fonction des pages. Une lecture très facile : regarder les images en lien direct avec le texte ou non, lire les phrases qui sont écrites dans un français simple et accessible. Le principe : pendant sept ans, le bédéiste a assisté à des répétitions de danse de l’association appelé le Corps Collectif. Ces dessins exécutés en direct occupent environ quarante-six pages. Ils sont réalisés au pinceau et à la plume, les outils habituels de l’artiste. Ils rendent compte de sa perception du mouvement des corps, des figures créées, une gageure en soit que de retranscrire ces déplacements par une image figée par nature. De fait ces dessins occupent une place entre le figuratif et l’impressionnisme, avec parfois des touches expressionnistes. Certains détails peuvent être d’une grande précision. D’autres endroits peuvent sembler comme un amas de taches noires, nécessitant une attention plus longue de la part du lecteur pour distinguer parfois une surimpression de corps, ou de postions d’un même corps en un unique endroit, des lignes qui évoquent plus le mouvement que le pourtour d’une silhouette, d’un visage, d’un bras ou d’une jambe. Quelques fois encore, un unique danseur figé dans une position, seul dans la case délimitée par des bordures. Edmond Baudoin se livre à un exercice délicat : témoigner d’une danse perçue au travers de sa propre sensibilité, donc interprétée. En outre, il s’agit souvent d’une danse réalisée par plusieurs danseuses et danseurs, c’est-à-dire une expression collective qui ne peut pas se réduire à l’addition des mouvements de chacun, qui résulte également des interactions entre artistes.


Cette bande dessinée à la forme très libre aborde donc également d’autres thèmes. Le lecteur commence par découvrir un facsimilé de peintures rupestres, puis une sculpture d’une silhouette humaine datant de la préhistoire, puis le porte-bouteille (1914) de Marcel Duchamp (1887-1955) à côté du Balloon-Dog (1994-2000) de Jeff Koons (1955-), un vol en cercle de martinets, une image extraite du film La sortie des ouvriers (1895) de Louis Lumière (1864-1948), une évocation de Loïe Fuller (1862-1928) et d’Isadora Duncan (1877-1927), des dessins d’arbre, l’artiste à sa table à dessin, un portrait de chacun des treize membres du Corps Collectif, une séquence dans le jardin d’Honorine une très vieille femme. En effet cet ouvrage évoque les représentations du Corps Collectif, mais également leur démarche artistique. Dès le départ, Edmond Baudoin explique qu’en tant qu’artiste il souhaite se libérer des principes inconscients qui sous-tendent sa pratique. Pour illustrer son propos, il évoque et il représente des exemples d’art primitif venant de l’aube de l’humanité. Vers la fin de l’ouvrage, alors qu’il se représente à sa table de dessin, il raconte qu’il a découvert la danse contemporaine avant de faire de la bande dessinée. Il continue : enfant, il ne lisait pas beaucoup, et il suppose que cette méconnaissance a été cruciale pour la suite de son travail. Il développe son propos : sur une scène, on peut, en même temps, faire entendre ou voir plusieurs arts : la danse, la musique, un texte dit, une vidéo projetée en fond de scène… Pareillement en bande dessinée. Les images et les mots peuvent se contredire, faire des oppositions. C’est du bonheur de jouer sur ces différentes couleurs.


Cet ouvrage s’inscrit dans le registre de la bande dessinée, avec des dessins, du texte, un fil directeur, des interactions entre les deux. Comme pour les autres ouvrages de cet auteur, le résultat met à profit une liberté formelle de l’expression avec parfois des cases en bande, le tout allant du texte illustré à l’illustration pleine page sans texte, le tout dans une cohérence d’expression sans solution de continuité. Le bédéiste dit toute son admiration pour les réalisations du Corps Collectif, pour sa capacité à s’émanciper des conventions pour créer en toute liberté. Il se livre également à des analyses partielles sur leur façon de faire, par comparaison avec sa propre démarche de créateur. Le lecteur fidèle à cet auteur retrouve là plusieurs de ses thèmes récurrents : celui d’exprimer ce qui se trouve au cœur de l’être humain, de l’autre, celui de progresser dans ses capacités à l’exprimer, les défis qui se posent à l’artiste (Comment dessiner l’eau qui court entre les rochers ?). Il revient sur sa fascination pour les arbres : les arbres, les danseurs, la même énergie, c’est un rapport au temps qui les sépare. Il cite Antonin Artaud (1896-1948) : Or, on peut dire qu’il suffit d’un simple regard pour que se décompose le monde des apparences mortes. Il s’interroge : comment faire passer la vie des arbres et des corps dans son pinceau ?


Le lecteur ressort de cette lecture totalement sous le charme. Il a bénéficié d’une présentation guidée d’une forme de la danse contemporaine, par un amateur enthousiaste et empathique. Il a côtoyé des individus prenant du recul sur le monde, sur leur art, capables de l’exprimer par la danse, et aussi par la bande dessinée. Il se plonge dans la postface de Nadia Vadori-Gauthier et découvre qu’elle exprime aisément tout ce qu’Edmond Baudoin a apporté à sa troupe, ainsi qu’au lecteur : Les dessins d’Edmond ne cessent de nous éblouir. Pourquoi ? Qu’est-ce qui nous cueille si entièrement et continue d’agir alors même qu’on ne les regarde plus ? Ces dessins nous éblouissent d’ombre. Ils rendent visible ce qui ne peut se dire et qui sera toujours irréductible à un mot. Edmond dessine l’invisible, l’indéfinissable, la vie qui palpite aux lisières de l’optique. Il dessine la magie de nos parts de rêve entrelacée aux choses, les béances, les trous noirs, les chevaux d’inconscient qui nous traversent. Son trait, comme un souffle, trace ce qui s’efface. Les corps sont aussi éphémères qu’une vague ou le vent dans les branches. Le bédéiste sait faire preuve d’humilité en citant Katsushika Hokusai (1770-1849) qui a déclaré sur son lit de mort que si le ciel lui avait accordé dix ans de vie de plus, ou même cinq, il aurait pu devenir un véritable peintre. Le lecteur espère de tout cœur que le ciel accordera bien plus d’années de vie encore, à Edmond Baudoin.

Presence
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le 13 mai 2023

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