Un bandeau entourant l’album inclut qu’il « comporte des anomalies qui sont parfaitement volontaires et en constituent même le sujet ». Je me dis qu’il est plutôt réservé aux vendeurs de la Fnac ou de Cultura qu’aux lecteurs de Marc-Antoine Mathieu : ceux-ci doivent bien se douter qu’un album sans titre au dos et dont la première de couverture est la page 7 est délibérément bizarre.
Ils savent aussi à quel point ses bandes dessinées ont quelque chose de littéraire. Des cinq premiers épisodes de Julius Corentin Acquefacques, on pouvait imaginer quelque chose comme une version transposée non illustrée ; ça aurait probablement ressemblé à un mélange entre les textes de Borges, le surréalisme et l’écriture à contraintes telle que la pratique l’Oulipo. Même la planche trouée de l’Origine pourrait trouver un équivalent. (Je crois me souvenir que la Maison des feuilles de Danielewski propose quelque chose dans ce goût-là.)
De même, on pourrait imaginer un texte qui explore la forme de tel ou tel caractère à la façon dont la 2,333e Dimension explorait la perspective, ou qui possède à la fois deux fins et pas de fin, comme l’Épaisseur du miroir. (J’imagine que des tentatives en ce sens ont été faites, et probablement abouti.) Avec le Décalage, le neuvième art ne devient pas autonome, il l’est déjà, mais montre qu’il est irréductible à une autre forme.
L’album est cyclique. Non pas dans le sens où la dernière image reprendrait la première – c’est-à-dire à la façon, par exemple, de la Recherche du temps perdu commence par « longtemps » et finit par « temps ». Mais dans le sens où on peut le recommencer sans cesse.
L’histoire est déjà commencée sur la couverture, je l’ai dit, et elle ne cessera pas, y compris quand on arrive aux pages de faux-titre ou aux espaces habituellement réservés aux mentions légales. On y trouve ailleurs un « chapitre décalé », qui correspondrait dans un roman à un artifice typographique dont je vois mal comment le réaliser concrètement.
Du coup, le fait que le personnage qui donne son nom à la série n’apparaît presque pas dans ce sixième album passerait presque inaperçu, ainsi que la dimension presque philosophique des dialogues de ses personnages, en pleine errance au milieu d’un rien qu’on trouvait déjà dans la Qu… et qui pourrait représenter n’importe quoi. Comme le Décalage est aussi le plus drôle – le plus fréquemment drôle, le plus subtilement drôle – des Julius Corentin Acquefacques (voir par exemple les dialogues des pages 17 à 19), c’est à mon sens un des deux meilleurs.