Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de Provence, quelque chose comme Pagnol et Thoreau cultivent leur jardin, fort en goût comme une béchamel tiède à laquelle on aurait ajouté de l’eau. Mais dans les meilleurs moments, Un roi sans divertissement ressemble à du Vialatte, au Maurice Pons des Saisons, ou même à du Dostoïevski (1), un feu d’artifice, qui pète et part dans tous les sens en laissant à la fin un peu de brouillard ou de fumée longue à dissiper ses formes bizarres.
L’impression d’une lecture exigeante, voire ardue que le roman semble régulièrement susciter vient peut-être de sa densité : le récit ne suivant aucune structure préétablie, les narrateurs se succèdent, les dialogues prennent parfois des directions inattendues, le lecteur scrupuleux se retrouve bien en peine d’ordonner les informations délivrées par le texte, dont très peu se révéleront gratuites. Tout compte et tout fait sens dans ce texte dont l’auteur ne tire jamais à la ligne.
Prenons une phrase comme « Des fumées lourdes coulent le long des toits et emmantellent les maisons ; l’ombre des fenêtres, le papillonnement de la neige qui tombe l’éclaircit et la rend d’un rose sang frais dans lequel on voit battre le métronome d’une main qui essuie le givre de la vitre, puis apparaît dans le carreau un visage émacié et cruel qui regarde. » (p. 15 en « Folio »). Je passe sur la confusion – volontaire ? en tout cas ce n’est pas un défaut – qu’elle introduit entre l’humain, le naturel et le mécanique. Je passe aussi sur l’effet de réel : l’ambiance montagne-hostile-et-montagnards-farouches, avec le visage à la fenêtre pour faire vrai.
Non, ce qu’il y a de remarquable, c’est la structure de la phrase impeccablement rythmée : une première partie, jusqu’au point-virgule, qui plante le décor ; une deuxième, jusqu’à la deuxième virgule, qui zoome tout en posant et résolvant un problème syntaxique (2) ; une troisième, jusqu’à « cruel », aussi brève que l’apparition qu’elle évoque ; et les deux derniers mots, inattendus (3), inutiles grammaticalement et superflus du point de vue du sens – mais une bonne partie de l’esthétique du roman se trouve résumée dans cette précision, dans ce faux pléonasme : si le visage « regarde », c’est parce que dans Un roi sans divertissement, on parle peu et on ne sourit pas.
Ainsi, le scénario d’Un roi sans divertissement se tient en tant que tel, mais c’est son style qui fait vivre le récit – l’un des traits qui font d’un roman un classique.
Deux passages qui se font écho peuvent en partie expliquer d’où le roman tire aussi son charme – pas au sens où il serait charmant, mignon, mais au sens où il envoûte. Dans le premier (p. 56), « “Je comprends tout, se dit-il [Langlois], et je ne peux rien expliquer.” ». Dans le second, Saucisse devenue narratrice parle toujours de Langlois : « Voilà comment il était. Il ne disait rien. Il ne bronchait pas, il ne regardait rien, il ne faisait pas attention à vous et, d’un mot, il vous faisait comprendre qu’il savait tout. Et il avait ainsi remède à tout » (p. 229). Ces deux passages ont en commun de mettre en lumière le pouvoir de la parole aussi bien que ses insuffisances ; c’est peut-être l’une des missions de la littérature. Ils proclament que la parole est au service de la conscience (Langlois incapable d’expliquer comprend), et la littérature au service de la réalité (Saucisse tait l’unique mot de Langlois, à moins que « d’un mot » soit ici une façon de parler) ; je ne crois pas qu’il y ait meilleure défense et illustration de la fiction.
Car en dernière analyse, la fiction donne ici son sens au réel – en l’occurrence à un réel beaucoup plus difficile à saisir que ce que peuvent laisser penser les contes et les polars. Ainsi, débordant heureusement des limites du récit campagnard à quoi on pourrait le réduire, Un roi sans divertissement interroge-t-il chaque individu.


(1) S’il faut justifier les références… Ces deux provinciaux fonciers que sont Vialatte et Giono partagent une acuité lapidaire mais bienveillante – au sens authentique du terme – par rapport à leurs personnages, dont ils croisaient chaque jour les modèle ; à l’un les sous-préfectures et leurs tilleuls, à l’autre la campagne et ses hêtres, mais le regard est le même.
Dans les Saisons, Pons offre une version caricaturale des mêmes personnages. Son roman à lui est une version dégradée du monde qu’on peut aussi lire en partie comme une version dégradée d’Un roi sans divertissement : les hivers répétés des années 1840 se dégradent en un cycle gel / pluie / neige, Saucisse en Mme Ham (« jambon »), les gendarmes assermentés en gendarmes d’opérette, et la mort du Croll rappelle beaucoup celle de Langlois. Les deux œuvres sont marquées par l’isolement physique, géographique, social, affectif, sentimental des personnages.
Quant au lien avec Dostoïevski ? Dans la construction du récit, des narrateurs douteux et surtout une succession d’accélérations, parfois mises en abyme. J’ai lu çà et là des critiques qualifiant Un roi sans divertissement de thriller et, quoique cette appellation soit insuffisante, pas mal de récits de Dostoïevski peuvent être lus comme tels : dans Un roi sans divertissement, comme par exemple dans les Démons, le lecteur se retrouve à rechercher le dénouement d’une intrigue venue de nulle part et qu’il eût jugée insignifiante vingt pages plus tôt.


(2) Point de grammaire du jour : « l’ombre des fenêtres » n’est pas un sujet des verbes « éclaircit » et de « rend » (sinon on aurait éclaircissent et rendent, et le pronom « l’ » ne renverrait à rien) mais leur C.O.D. (repris par les pronoms « l’ » et « la »). Là où c’est beau, c’est qu’il faut avancer dans la lecture pour que tout s’imbrique. D’où la part de mystère.


(3) Point de stylistique un peu cuistre du jour : on appelle ça une hyperbate.

Alcofribas
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le 4 avr. 2018

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Alcofribas

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