En dépit de la fantaisie des décors et de l’intrigue, la courbe générale de la série rejoint le profil classique des meilleures intrigues romanesques : après une longue quête, on parvient à un paroxysme au cours duquel le Mal semble l’emporter ; voyez la construction d’ « Harry Potter », du « Seigneur des Anneaux », de « Matrix », etc. Parallèlement, les enjeux amoureux s’éclaircissent : conformément à une logique morale bien plus sociale que libidinale, les anciens dragueurs papillonnants fixent leurs sentiments sur un partenaire précis, qui, du coup, devient un précieux allié (planche 31). L’affrontement final est proche, et c’est lorsque les héros paraissent les plus démunis que le renversement final s’amorce.

Dans cet album se confirme et se parachève la conquête des pages de garde de l’album à des fins romanesques : finies les pages de garde décoratives (comme dans « Tintin » ou « Alix »), à la rigueur documentaires (comme dans « Aldébaran »). Ici, les pages de garde du début sont dans la continuité exacte des pages de garde de la fin de l’album précédent, et la relégation de ces vignettes narratives en ce lieu qui fait fonction de coulisses se justifie par l’audace (en général peu prisée des éditeurs) de n’y faire figurer que des phylactères de dialogues, tout le reste étant blanc. La fonction narrative de cette introduction sert à préciser la personnalité du Maître d’Armes, qui n’est rien d’autre qu’un clone de Cyrano de Bergerac (à la fois celui de la réalité, avec son libertinage, ses écrits et ses idées, et celui de Rostand, avec sa verve versificatrice, sa susceptibilité névrotique dès qu’on parle de nez, et ses complexes amoureux : cet Homme accompli est rongé par un complexe d’échec lorsqu’il s’agit de conquête amoureuse, et nous joue le mélancolique solitaire dès lors qu’il assiste à des échanges heureux au sein d’un couple (planches 31, 38)).

Les pages de garde finales ajoutent à l’action de la dernière planche, en laissant supposer que l’usurpateur a gagné la partie : superbe détournement des images du Grand Siècle célébrant la gloire du monarque victorieux, avec trophées d’armes rayonnants en symbole solaire, plan stratégique résumant la bataille décisive (même les numéros désignant les scènes sont bien dans le ton XVIIe siècle), et gravure montrant l’entrée solennelle de l’usurpateur dans Callikinitopolis, avec remise des clefs par le vaincu humilié. La bataille décrite est celle des « Thyropyles », évidente référence à celle des Thermopyles, avec un détournement lexical savoureux : « Thyropyle » signifie « porte fermée par une porte »...

Notre Cyrano (qui ne s’attribue jamais clairement ce nom-là, mais qui en a le nez, la mentalité et les œuvres –voir planche 20) permet à Alain Ayroles de placer également un paroxysme d’habileté poétique dans la bouche du héros, qui s’exprime en alexandrins (pages de garde du début, planches 2 à 7) ; apprenez donc, lecteurs, comment on peut dire à quelqu’un qu’il pue (planche 2) ! Le lecteur peut s’étonner de la réaction de Cyrano face à une scène des « Fourberies de Scapin », de Molière (planche 25) – et pas la moindre, celle de la « galère », leitmotiv de la présente série – il trouve qu’on l’a plagié ; de fait, il semble bien que Molière se soit servi sans grand scrupule dans plusieurs passages de l’œuvre de Cyrano (voir la liste des « rencontres » dans : http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?Le_P%C3%A9dant_jou%C3%A9).

Jean-Luc Masbou, alerte comme un morceau de Mozart, saute d’un décor ravissant à un autre, avec ces alternances de couleurs vives, d’une beauté presque surnaturelle, qu’il emprunte à certains rêves (planches 10-11, 13, passage de la planche 27, riches de feux d’artifices sur dominante légèrement mauve, à la planche 28, d’un beau jaune lumineux et plutôt serein ; passage des blancs et des verts des planches 40 et 41 à l’ensanglantement tragique des planches 42 à 44)) et dont il nous a fait cadeau dans les épisodes précédents. La forteresse de cristal (planche 3) est un paradis d’arcs brisés gothiques, de lanternes, de poivrières et de pinacles, pourvus de longs pendentifs en pendeloques, verticalisés par l’acuité des extrémités et l’étroitesse des baies, ouvrant sur un jardin à la française d’un blanc congelé, avec labyrinthe et ifs taillés.

Les grues médiévales couvertes réparant le Parlement de Callikinitopolis (planche 9) ont gardé leur élancement gothique. On retrouvera, à peine simplifiée, la Tour de Belém de Lisbonne planche 12 ; et, nettement plus recomposé, un Palais des Doges planche 32. Les vagues de la mer sont peintes avec un réalisme qui coupe le souffle (planche 18), ce dont Masbou profite pour nous dessiner un savoureux pastiche du « Radeau de la Méduse », de Delacroix. Adorable maisonnette de rêve baladeuse planche 35.

Décidément inspirés par « Les Trois Mousquetaires », les auteurs nous offrent, en la personne de « Mademoiselle », une salope consommée rappelant Milady (planches 9, 29-30, 36). La diversité des options religieuses des personnages est à l’origine d’un bref débat (planche 37).

Les personnages secondaires (Andreo et son père) ont la charge de maintenir le souci du théâtre au sein même du drame (planches 12, 22-24). Phébus de Litotie, sorte de Porthos replet, nous amuse en n’employant que des litotes dans son langage (planche 21). Bombastus est astucieusement mis en réserve de l’intrigue (planche 34) pour jouer un rôle décisif dans le finale, n’en doutons pas.

La féérie fantaisiste de Cyrano promu au rang de créateur de chimères sur fond d’aurores boréales splendides (planches 14 à 17) sait allier la mythologie la plus noble à la bouffonnerie de bon aloi.

A nouveau, équilibre entre les exigences de l’intrigue, la féérie, la fantaisie du pastiche, le Bien et le Mal, l’amour et la haine, et, en toile de fond, la beauté cristalline des décors et l’amour du théâtre classique.
khorsabad
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le 2 févr. 2014

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