Fuyons les grandes villes pour Amide, un village de pêcheurs rattrapé par la volonté modernisatrice de certains, au détriment de l’équilibre construit depuis des décennies entre les hommes et la nature. Pourra-t-il être préservé ? Le Pacte de la Mer de Satoshi Kon contient la réponse.


Abondance et respect


Contrairement à Fossiles de Rêves le Pacte de la Mer ne propose pas d'histoires courtes mais un unique récit, agrémenté d’une préface de Jean-Pierre Dionnet (qui a failli réaliser une adaptation live de ce manga), d’illustrations et d’une postface de Satoshi Kon, version abrégée d’un propos paru au Japon en 1999.


Un des traits distinctifs du territoire nippon – du moins par rapport à bien des pays développés – concerne son statut d’archipel ayant connu bien des catastrophes naturelles. D’où un rapport à la nature marqué par des craintes mais aussi par la recherche d’une harmonie. Cette recherche s’incarne dans Le Pacte de la Mer dans un œuf, mais pas n’importe lequel. Au village d’Amide, la légende raconte qu’un pacte a été conclu entre un prête shintô et une sirène : s’occuper de l’œuf de la sirène pendant 60 ans assure à la ville une mer calme et une pêche suffisante pour que les pêcheurs y trouvent leur compte.


Le héros du manga, Yôsuke, est issu de la lignée des prêtres shintô mais apparaît bien détaché de ces préoccupations. Si son grand-père tient à honorer le pacte existant (il va être temps de rendre l’œuf), Yôsuke est assez sceptique quant à la véracité de la légende quand son père a cessé pour de bon d’y croire et n’y voit qu’un élément participant au folklore local. Un folklore qui attire du monde, l’œuf devenant l’objet du regard des médias… et des promoteurs. Amide concentre ainsi différentes tensions que les pages du manga vont révéler peu à peu.


La modernisation malheureuse


Car préserver les « traditions » ne va pas de soi. Les habitants d’Amide sont divisés. Ozaki, un magnat de l’immobilier est à la tête d’un gigantesque projet qui vise à « moderniser » la ville et ses environs : hôtels, parc aquatique… le bétonnage de la côte va bon train et peut compter sur l’appui du père de Yôsuke, au grand dam du grand-père. Un conflit de générations s’ajoute donc aux différends portant sur l’intérêt du projet. Surtout que Ozaki avance à marche forcée dans une politique du fait accompli assez détestable.


Pour autant, Le Pacte de la Mer suggère que, si la modernisation a une face sombre, elle peut aussi avoir du bon : un hôpital cela permet de sauver des vies. Tout n’est pas à jeter dans la volonté de faire évoluer la ville et ainsi retenir la jeunesse. Simplement, il faut trouver un juste milieu entre la volonté de tout conserver en l’état et celle de faire table rase du passé. Il ne faut pas oublier ce dernier sinon la nature se chargera de se rappeler au bon souvenir des hommes. L’œuf cristallise alors des attentes différentes : l’argent pour certains, le respect de la tradition pour d’autres. La volonté de s’approprier d’un côté ; rendre ce qui nous a été « prêté » de l’autre.


Les luttes vont alors s’engager et mettre de l’animation dans la ville d’Amide. Parmi les personnages à se mettre en évidence se trouveront les jeunes : Yôsuke, son ami Tetsu et Natsumi, une « amie » revenue récemment de Tokyo. Adolescents un peu espiègles – comme on peut en croiser dans les autres récits de Satoshi Kon –, les deux amis représentent autant d’orientations pour Tetsu : rester à Amide (Tetsu), partir pour la grande ville (Natsumi). Natsumi ou l’amie qui va secouer Yôsuke et le sortir de sa zone de confort !


Légende vivante


Les onze chapitres composant le Pacte de la Mer donnent ainsi de la consistance à une légende, tout en l’inscrivant dans le dialogue entre tradition et modernité qui irrigue le manga. Le message véhiculé se veut optimiste, qui suggère que l’on peut finir par ouvrir les yeux sur ce que l’on fait. Personnage central mais dont la présence se fait discrète, la sirène fait l’objet d’un traitement tout particulier de la part de Satoshi Kon qui laisse le doute planer au sujet de son existence : est-ce bien elle que voient les personnages ? Un faux reflet ? Elle apparaît par morceaux au fil des planches, se dévoile tout en éclairant des éléments du récit.


Côté rendu, si Satoshi Kon déclare que lors de la prépublication ses planches étaient allées en s’allégeant au fur et à mesure de la parution, cette impression est bien moins présente à la lecture du tome. Peut-être parce que l’auteur a pu retoucher une partie de ses planches lors de la parution du volume relié. Déjà à l’œuvre sur Fossiles de Rêves, Aurélien Estager livre une traduction impeccable, tant dans le récit que dans la postface qui est limpide… au point que l’on regrette qu’il ne s’agisse que d’une version abrégée.


La postface de Satoshi Kon ou la cerise sur le gâteau pour terminer le volume. Loin de toute vision idéalisée du métier de mangaka, l'auteur parle sans langue de bois : difficultés à tenir le rythme hebdomadaire, peu de sommeil, consommation d’alcool… On sent ses doutes, à quel point la réalisation du manga a été une souffrance pour lui et en même temps une source de satisfaction (être publié en tome relié, rentrée d’argent…), que son responsable éditorial et ses assistants ont eu des jours difficiles… Ainsi allait Satoshi Kon.


Trésor de la mer…


Se développer sans (trop) nuire à ce qui nous entoure : tel pourrait être le message du Pacte de la Mer, tant en matière d’aménagement urbain que de développement personnel. Ce titre de Satoshi Kon offre au lecteur plusieurs portes d’entrée et tout en jouant finement de la tension entre modernité et tradition. Aussi sobre et discret que la sirène qui le parcourt voilà un manga qui distille une certaine magie page après page.


Un souhait pour finir : que World Apartment Horror, autre manga de Satoshi Kon, arrive un jour prochain…


Version illustrée de cet avis à retrouver par ici.

Anvil
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le 20 sept. 2017

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Anvil

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