Après l'expérience de l'utopie Coquefredouillienne, ce récit de 30 planches pose au départ le retour de Chlorophylle et Minimum dans le vrai monde des hommes, celui où la vie est rude pour les animaux. Forts de leur expérience auprès des Coquefredouilliens, Chlorophylle et Minimum, tels des dieux civilisateurs apportant à un peuple primitif des connaissances et techniques inconnues, vont faire bénéficier les "Minimes" (les animaux pauvres de leur région d'origine) de vêtements et de moyens de chauffage pour leur faire passer l'hiver dans de bonnes conditions.

Bienfaiteurs altruistes et désintéressés, Chlorophylle et Minimum se mettent spontanément au service de leur communauté animale, et propagent la notion de progrès, avec ses avantages matériels bien appréciables. Cette attitude les apparente aussi bien à des dieux et héros antiques supposés révéler des techniques fécondes à l'humanité (Thoth, Prométhée, Hephaïstos...), qu'à des pédagogues humanistes formés par l'idéologie des Lumières, et l'on s'étonne à peine que leur tenue un peu vieillotte (gibus, chapeau style Napoléon de Mironton) les enracine dans un XIXe siècle porteur d'idéaux socialistes utopiques, tel celui des Saint-Simoniens, qui mettaient en oeuvre un esprit de collaboration désintéressée et fraternelle au service de tous.

Il n'est pas sûr du tout que Macherot ait été chercher son idéal aussi loin dans la tradition des Lumières. Plus simplement, il y a la solidarité due à la famille naturelle, à la tribu, au groupe, à la horde, et ça fait moins progressiste, tout d'un coup, quand on le dit comme ça. D'autant que le mérite de Chlorophylle et Minimum consiste à franchir les frontières entre les groupes "naturels" (entre les animaux naturellement protégés contre le froid, et les "Minimes" - voir la distinction sociale énoncée par Torpille, planche 7) pour donner à leur action un caractère universaliste. Les animaux sont peut-être égaux en droit, mais pas en ressources.

Comme on est de retour dans le vrai monde pas fait pour réaliser tous les désirs des animaux, et aussi parce qu'il faut une histoire (dur de faire une histoire avec de bons sentiments !), Macherot introduit des prédateurs (même problématique que dans "Les Croquillards") : Chlorophylle se fait enlever et mettre au travail forcé par des escrocs qui vendent très cher les vêtements ainsi confectionnés, exploitant à la fois Chlorophylle, et la détresse des pauvres animaux face aux rigueurs de l'hiver. Minimum étant malade, c'est un copain, Mironton, un muscardin,qui se charge de retrouver Chlorophylle, et il ne manque pas de punch... On règle ses comptes soi-même, pas question ici de police, et on a bien raison !

D'autres prédateurs menacent les héros : un chat de gouttière (planche 2), des busards et un renard (planches 18 à 23)... Belle trouvaille que le personnage encombrant de Caquet, ce corbeau qui se lance toujours dans de longs discours avant même de savoir ce qu'il va dire; un brin vantard, Monsieur-Je-Sais-Tout, pas méchant, il forme un contrepoint humoristique à cette histoire d'esclavage des temps modernes, dont les tyrans se comportent en féroces capitalistes exploiteurs (autre forme de prédation).

Le charme des dessins de Macherot tient aussi à son évitement aussi poussé que possible des angles vifs, saillants et agressifs; les petites maisons de son village (planche 1), malgré la pluie et le ciel gris, expriment un sentiment d'intimité familière et de modestie réchauffante; les intérieurs des animaux sont d'une petitesse, d'une rusticité et d'une séduction étonnantes (planches 10-11, 13-14, 16), atteignant à ce degré de simplicité qui fait le charme du monde de Sylvain et Sylvette : portes robustes en bois vert, sols non revêtus, parois rugueuses...

Dans l'édition intégrale (Tome 2), quelques bonus sont offerts au lecteurs, donnant une idée de la variété du travail de Macherot : un gag de Pâques en deux planches, scénarisé par Greg, mais pas très bien dessiné; des strips publicitaires pour le chocolat "Big Nuts Victoria", dont la naïveté s'inscrit dans la tradition des BD des années 1920-1930, mais où le trait de Macherot se fait plus réaliste; une histoire en quatre planches, mettant en scène un jeune garçon recherchant son père, enlevé par des bandits; des gags de Klaxon, un caneton déjouant les désirs meurtriers de chasseurs (bien dans les sentiments de Macherot), et ce, dans la présentation de vignettes sous la forme d'écrans de télévision, supposée évoquer les dessins animés apparaissant sur ces écrans à une époque où la télévision se diffuse dans le public (années 1955-1965); une autre série de strips publicitaires sur les mésaventures d'un écureuil qui refuse de placer ses économies à la Caisse d'Epargne...

Une belle carrière, qui ne peut que susciter de la nostalgie : la nature, défendue par Macherot, a été dévastée par des millions d'autres prédateurs,: lotissements de villas avec piscine, aéroports, autoroutes... Nul doute que dans cent ans, le pire cauchemar de Macherot sera réalisé : "C'était quoi, la nature ?".
khorsabad
8
Écrit par

Créée

le 24 déc. 2013

Critique lue 396 fois

4 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 396 fois

4

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14