Embarquer Achille Talon dans une histoire politique qui se déroule dans un hypothétique pays d’Europe centrale germanique, la gageure n’avait rien d’évident. D’abord, parler politique sans risquer de froisser les susceptibilités idéologiques de telle ou telle partie du lectorat, ce n’était pas gagné. De plus, on peut se demander ce que Talon, bourgeois franchouillard de fait (mais assez peu dans le discours, qu’il a prolixe), va faire dans une micro-monarchie germanique centre-européenne, d’autant que là, il n’y a pas de trésor à chercher, ni de jeune fille à sauver : le roi, c’est Achille Lui-même. Lefuneste l’affirmait depuis bien longtemps, mais il ne parlait pas de la même monarchie...

Ce récit, d’apparence linéaire (ce qui ne veut pas dire logique), semble être né de la convergence de plusieurs tendances récurrentes dans l’œuvre de Greg :

• l’influence d’Hergé (dont Greg a été un collaborateur actif à plusieurs reprises) ; le Zotrland et son pays voisin et ennemi, la Ringardie (planche 11), en Europe Centrale, ont un petit quelque chose de Syldavie et de Bordurie (« Le Sceptre d’Ottokar »). La ressemblance ne s’arrête pas là : l’enjeu consiste à légitimer un roi pacifique (chez Tintin, au moyen du Sceptre) dénonciation des visées impérialistes et fascistes d’Etats belliqueux, apologie d’un Etat pacifique et royaliste. Certes, la Syldavie est d’affinités serbo-croates plus que germaniques, mais nous verrons que Greg penche pour le germanique ; les conspirateurs antiroyalistes (planches 33 à 41), avec leur robe à cagoule, évoquent fort bien la secte des « Cigares du Pharaon », avec un intrus dans la salle, et, même lorsqu’on démasque les déguisés, on croirait voir Tintin démasquer le Fakir et ses complices dans « Les Cigares du Pharaon » (planche 41)...

• le penchant personnel de Greg pour représenter les foules face à un pouvoir abusif ; là, on est servi : la virée du Roi Abzkon et d’Achille dans les mauvais quartiers (planches 22 à 26), les liens qui se nouent et se dénouent entre les sujets Zotres (planches 32 à 36, 43) sont riches en figures diverses et contrastées, des plus sympas jusqu’aux plus sales gueules, et l’on sent, à voir la complaisance avec laquelle Greg accumule de nombreux personnages sur une seule vignette (planches 18 et 19), que ce grouillement humain lui paraît naturel, lui offre des occasions de contraste comique vigoureux, en mettant en valeur le choc des personnalités, des monomanies, des physiques...

• la jouissance de Greg à accumuler les mots , à les déformer, à jouer sur les contrastes de registres à l’oral, sur la sonorité des mots eux-mêmes, à introduire dans les répliques mille perfidies devant lesquelles les interlocuteurs réagissent de manière souvent paradoxale, par l’indifférence par exemple ; là aussi, on est servi : rarement un album d’Achille Talon accumule une si grande quantité de longues répliques et de phylactères envahissants (planche 11); il faut dire que le nombre d’informations à faire passer se révèle spécialement élevé. Par ailleurs, Greg adore parodier les déformations de langage communes chez les personnes venant d’Europe centrale, et le jargon greguesque qui exprime leurs solécismes, leurs barbarismes, leurs constructions inhabituelles des phrases, et leurs accents est remarquablement savoureux. A tel point que, visiblement frustré de se servir si rarement de ce baragouin de cirque, Greg s’est résolu par la suite à introduire dans le voisinage immédiat d’Achille Talon un certain Laszlo Zlotz, qui s’exprime de manière analogue.

• en revanche, le Zotrland est indiscutablement germanique : le charabia proféré par un officier planche 15 ne laisse aucun doute à ce sujet. C’est que Greg reprend volontiers la tradition des « romances ruritaines » (si, si, ça existe !), genre littéraire de récits de fiction (amour et aventures) se déroulant dans les petites principautés pittoresques de l’Allemagne ou de l’Empire Austro-Hongrois du XIXe siècle, mettant à profit la caricature que s’en font les Français à la suite des opéras, opéras-bouffes et opérettes du Second Empire, qui y recouraient fréquemment (« La Grande Duchesse de Gérolstein »), caricature qui est d’ailleurs explicitement évoquée planche 13. « Le Sceptre d’Ottokar », d’Hergé, et « QRN sur Bretzelburg », une aventure de Spirou scénarisée par Greg, s’inscrivent dans la même ligne d’inspiration. Le romantisme de Louis II de Bavière, et la fragilité de ces petits Etats, vulnérables à n’importe quelle menace, a rendu ce thème populaire.

• la grosse déconnade absurde sans laquelle Achille Talon ne serait pas comique ; Achille devient malgré lui Roi des Zotres. Pourquoi ce nom ? Parce qu’on apprenait aux petits Français de l’époque qu’il y avait eu un méchant qui s’appelait Attila, roi des Huns ; eh bien, s’il y a les Huns, il y a forcément les Zotres ! Vous doutez ? L’allusion explicite à Attila figure planche 38 !

A part ça, l’intrigue est complexe : Achille Talon a affaire à des personnages Zotres qui sont royalistes, antiroyalistes, conspirateurs, agents de l’étranger ; les coups de théâtre viennent en partie de ce qu’on se trompe sur les intentions cachées des uns et des autres, dont certains sont prêts à retourner leur veste.... D’autant que Papa Talon fait de son côté ses propres rencontres chez les Zotres, indigné qu’il est d’avoir mis au monde un Attila si opposé à ses convictions. Faiblesse du scénario ? Il aurait suffi qu’Achille explique posément son plan à papa Talon pour le calmer, mais, sans cette colère paternelle, on n’aurait pas eu accès à la conspiration des déguisés. Autre faiblesse : Papa Talon est plutôt royaliste quand il apprend que la monarchie, ça rapporte (planches 10 et 11), mais devient fou de rage devant les mesures autoritaires décidées par son monarque de fils (planche 31).

La galerie des (nombreux) personnages est croquée et typée avec un grand art : la gitane (planche 2), le soldat Prumpf (planches 14 et 15), le chef de la police secrète, Herr Von Salkafar, qui a le physique de l’emploi (petit avec une tête de rat) (planche 16), mais qui emporte l’adhésion par son efficacité ; le chef du protocole, qui exaspère Achille (planches 18 et 19) ; le vieux roi Abzkon, centenaire vigoureux et rigolard (planches 20 à 22, 44). Autoreprésentation de Greg planche 45, clope au bec. Greg étant mort d’une rupture d’anévrisme, il s’est représenté en posture de se suicider. Lentement.

Politiquement, on peut tirer de l’album les leçons que l’on veut : certes, montrer Achille en « Attila » sous la tenue de Mussolini (planche 35), associer le baragouin germanique à des casques et des gestes de salut un peu Wehrmacht 1939 (planches 13 à 15 – voir « Heil Achille » planche 24) relève de la très consensuelle dénonciation des régimes fasciste et nazi, dénonciation qui ne risque pas de vexer grand monde dans le lectorat. Mais enfin, on ne doit pas oublier que les visées d’Achille et d’Abzkon sont de dégoûter le peuple Zotre des divisions fratricides qui le font s’entretuer (le mot n’est pas trop fort, voir planches 23, 32 et 33). Donc, le peuple a tort, et des gens plus malins que le peuple ont le devoir moral d’éduquer le peuple, qui est bien trop con pour s’assumer tout seul. Tiens ? Ca fait nettement moins démocratique d’un coup, non ? Le peuple qui a tort, je ne vois ça nulle part dans les Constitutions de nos abondantes Républiques. Critique de la part de Greg des haines entre Français qui ont explosé en mai 1968, et se sont poursuivies ensuite ?

L’humour, très varié et également réparti au long des images et des répliques, a toujours sa force explosive. La conclusion (planche 45) rappelle un évènement historique que les petits Français apprenaient à l’école. Il y a longtemps. Comme Attila. Au fait, ils apprennent quoi, les petits « Français », à l’école ?
khorsabad
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le 16 juin 2013

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