Le Silence
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Le Silence

Comics de Bruce Mutard (2013)

Avec cette BD au format original (19 x 21 cm pour 184 pages), Bruce Mutard nous entraine dans le monde de l'art contemporain. Choosy McBride travaille dans une galerie à Sydney (Australie), alors que son compagnon Dmitri (Dim) est peintre. Ils n'ont pas du tout la même vision de l'art. Lui se pose tellement de questions qu'il est momentanément sur un mode pause : il se contente de réfléchir (et parler). Elle ne pense qu'au marché de l'art, la cote des peintres qu'elle connaît, ainsi qu'à ses projets pour le long terme : ouvrir sa propre galerie. Elle imagine bien quels artistes elle pourrait exposer, Dim en ferait partie. Ils ne sont pas mariés et semblent dans une période où l'approche physique ne fonctionne pas trop. On les voit plusieurs fois chez eux, à l'hôtel où chez des amis, dans une chambre avec un lit. On sent qu'elle ne dirait pas non s'il se rapprochait, mais le geste n'arrive jamais. Une seule fois on observe une attitude de complicité physique, de loin, observés par la fille de leurs amis dans la forêt. Ceci dit, cette attitude me semble assez révélatrice de leurs conceptions différentes de l'art. Oui, ils sont intimement liés, car l'un ne peut pas vivre sans l'autre (ils dépendent l'un de l'autre), mais ne sont pas d'accord sur la position de l'art dans la société d'aujourd'hui. Lui a une vision élevée de l'art (même s'il n'arrive pas à mettre cela en application de façon satisfaisante à ses yeux de perpétuel insatisfait qui manque de confiance en ses capacités). Elle représente l'aspect mercantile avec les nombreuses dérives observées sur le marché de l'art où la valeur marchande de certaines œuvres (liées à des noms), attire plutôt des investisseurs que des esthètes.


Toute intéressante qu'elle soit, cette opposition prend au final une importance à mon avis exagérée dans l’album. En effet, les amateurs d'art n'y apprendront pas grand-chose. Même présentés sous forme de BD avec des personnages qu'on apprend à connaître, les échanges entre Choosy et Dim prennent un aspect pédagogique qui peut finalement agacer un peu. Heureusement, le scénario propose une confrontation nettement plus intéressante. Amenés à discuter avec de nombreuses personnes, Choosy et Dim découvrent une œuvre qui leur fait beaucoup d'effet : une toile qui les fait réagir sans qu'ils puissent expliquer précisément ce qui leur plait. Et, comme nous ne verrons jamais aucune toile dans cette BD, l'imaginaire du lecteur (de la lectrice) est ainsi mis à contribution. Voilà une bonne occasion pour réfléchir à la notion de chef-d'œuvre. Peut-on imaginer un chef-d’œuvre ? Bref, nos deux personnages n'ont plus qu'une idée en tête : découvrir l'artiste inconnu qui ne signe même pas ses œuvres. Et là, avec eux, nous allons de surprise en surprise. Ainsi, ces toiles sont exposées sans surveillance, dans une église (voir l’illustration de couverture), au sommet d’une colline. On y a accède à pied par un raidillon (parce que, quand même, l’art mérite bien un effort) où on ne croise jamais personne. Remarque au passage : la position de l’église donc de Dieu (le créateur absolu), dans une position dominante et centrale.


Nos deux personnages sont donc confrontés à une autre version de la vision de l'art : celle de l'artiste concentré sur son art et complètement détaché de toute recherche de célébrité ou de gain (n’en éprouvant pas le besoin ?) et donc de contraintes matérialistes. Juste la libre expression et, on l’espère, le plein épanouissement. On remarque néanmoins que cela demande un sacré effort de mise en scène, ce qui montre que l'art ne peut pas se contenter d'exister. Il doit apporter quelque chose aux autres et se montrer d'une façon ou d'une autre. Cela pique la curiosité des protagonistes et des lecteurs (lectrices). Que faut-il penser de la mise en scène ? Qui se cache derrière et pourquoi ? Assez finement, le dessinateur et scénariste réserve une fin ouverte qui laisse aux lecteurs (lectrices) le soin d'imaginer un certain nombre de choses.


On remarque quand même que l'artiste qui fuit son public n'est pas une situation totalement originale. En littérature par exemple, nous avons des cas bien connus d'auteurs ayant fui tout contact avec le public : JD Salinger et Thomas Pynchon. Mais, c’était après le succès. On a aussi des talents qui ont voulu recommencer anonymement : voir Romain Gary et son deuxième prix Goncourt sous le pseudonyme d’Émile Ajar.


Le style apporte un charme certain à ce roman graphique qui installe une vraie ambiance, avec un beau noir et blanc pour des dessins élégants. Mon seul petit reproche : les silhouettes un peu raides des personnages. Bien présents, les échanges verbaux n’envahissent pas tout l’album, car de nombreuses planches sans dialogue apportent de la respiration en montrant les actions des personnages, les sites et paysages dans lesquels ils évoluent. L’essentiel des planches présentent deux bandes, parfois une seule case pour une planche. Du beau travail.

Electron
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le 5 sept. 2019

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