Mourir Ottoman, et toujours sans croyances...

La popularité ne fait pas bon ménage avec la morale. Si Bonneval Pacha, même en son temps, a séduit bien des esprits - et parmi les plus grands - c'est essentiellement en raison de son charisme, de ses compétences intellectuelles et militaires, de son charme personnel. Parce que, côté fidélité et convictions personnelles, cela laisse à désirer. Ne parlons même pas des femmes (qu'il consomme sans grand attachement - on l'a vu, au Tome 2, heureux et soulagé d'être débarrassé d'une épouse jeune, jolie, aimante et intelligente au lendemain même de ses noces). Ne rappelons que pour mémoire son libertinage religieux, en un temps où il valait mieux croire à quelque chose. Motif pour lui de ne recevoir qu'une estime de façade de la part du Saint-Siège, même au moment où cela lui aurait bien servi (planche 51). Et quand notre homme vire Turc Ottoman, avec turban format citrouille d'Halloween, et culottes bouffantes écarlates, il est bien obligé de faire semblant de se convertir à l'Islam mais chacun sait, parmi les Turcs, qu'il ne croit à rien (planches 31, 47); mais enfin on lui fiche la paix quand même : ce mécréant sera bien puni post-mortem, quand Allah viendra rétribuer son athéisme (planches 1 et 56)...

L'album, plus que les deux précédents, est un long collage d'extraits de mémoires, de lettres, de rapports, tous authentiques. A peine cet étalage scrupuleux de documents historiques est-il interrompu, pour laisser respirer le lecteur, par quelques rappels de la situation qui a donné naissance à cette anamnèse de la part du Pacha renégat : sa conversation avec Bauffremont.

Passer de la lutte contre les Turcs à l'engagement du côté Turc, engagement dont il rêve de se délivrer (planche 49), Bonneval trahit tout le monde, et c'est miracle qu'il soit mort dans son lit, car il ne manquait ni d'espions, ni de comploteurs pour l'envoyer rejoindre ses ancêtres un peu avant l'échéance naturelle (sans parler des guerres !). Rejeté par les Français, compromis dans un scandale vis-à-vis des Autrichiens, menacé par les Turcs, soutenu par les janissaires, favorable aux Hongrois contre les Autrichiens... Bonneval, proposant ses services à qui les rejette, se rendant insupportable à qui les a agréés, se fait trahir aussi bien qu'il trahit (planches 30, 42)

On croise du beau monde dans les relations de Bonneval : le Prince de Ligne (planche 15), Giacomo Casanova (planches 45 à 47), en un mot la crème de l'aristocratie libertine de ce XVIIIe siècle européen.

Le problème central était de savoir ce qu'on allait bien pouvoir dessiner pendant ces récitations in extenso de documents, qui prennent parfois plusieurs planches. On est dans une BD, après tout ! Selon les scènes, les partis pris sont différents : exposition en simultané du texte authentique et de dialogues reconstitués (planches 4-5), scènes de bataille saisies à différentes échelles, scènes érotiques, scènes de la vie quotidienne des scripteurs (jeux, maladies, repas, beuveries), décors de leur appartement (perruches planche 8); scènes de rue (planche 17); malgré tout, on n'évite pas l'écueil de représenter trop souvent des personnages en train d'écrire ou de lire le document en cours de citation. Quelquefois, on a du mal à comprendre si le personnage qui parle (phylactère) ne fait que prolonger le propos du document officiel, ou bien émet un avis personnel qui s'en démarque (planche 29). Exceptionnellement, c'est Bonneval enfant qui parle à son frère de ses infirmités de vieillard, ce qui produit tout de même un effet bizarre (planche 48).

Le dessin d'Hugues Micol offre des arrière-plans parfois intéressants aux bavardages du colosse vieillissant : le jardin sous la lune (planche 1), la volière intérieure empourprée par le soleil levant (planche 3), le pont du Rialto à Venise (planche 19) et la Basilique Saint-Marc (planche 22). Malgré tout, son dessin, assez raide et restituant assez peu les reliefs en dépit d'efforts sur les nuances de luminosité, reste trop proche de l'expressionnisme caricatural pour donner l'impression de la réalité historique. La simplification mécanique du trait le rapproche parfois du dessin pour album enfantin (planche 36, 40). Et que dire du curieux personnage planche 28, au visage incurvé en demi-lune, et doté d'un poignet réduit à l'épaisseur d'une allumette ?

Oeuvre historique fidèle, mais trop bavarde par moments, et ne sachant pas toujours conserver l'allant et le dynamisme d'un récit d'aventures.
khorsabad
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le 22 juin 2014

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