Le bleu est une couleur chaude
7.4
Le bleu est une couleur chaude

Roman graphique de Jul' Maroh (2010)

Je n'attendais pas grand chose en commençant la lecture de l’œuvre de Julie Maroh. Comme beaucoup, j'avais découvert Le Bleu est une Couleur Chaude grâce à l'énorme succès de la Vie d'Adèle (que je n'ai cependant pas vu). Un jour, je suis tombé sur une interview de Julie Maroh où celle-ci reprochait au film d'avoir une vision totalement caricaturale du sexe entre deux femmes. Instinctivement, j'ai immédiatement pensé « elle confond la vision de sa sexualité avec toutes les possibilités qu'offre le sexe ». Je m'explique : je n'aurais jamais la prétention d'imaginer connaître toutes les possibilité du sexe hétérosexuel sous prétexte que je suis moi-même hétéro. Bref, c'était peut être un peu simpliste, mais j'ai eu l'impression d'une artiste qui défend son bébé bec et ongle refusant l'idée qu'un autre artiste puisse s'exprimer dessus. De ce fait, elle me rappelait Stephen King reprochant à Kubrik de n'avoir rien compris à Shining.
Quand je vous disais que je ne partais pas gagnant.

Cependant, j'étais curieux sur le fond et la forme. Je me demandais bien comment une telle BD avait pu voir le jour et à quoi elle pouvait bien ressembler. Avec plus de 150 pages et une couverture souple, on était loin des standards du format. Ca peut sembler être un détail, mais ça m'a directement rassuré. Je n'aurai pas à lire une histoire où tout irait trop vite, non, je pourrai prendre mon temps avec cette œuvre.
L'autre point qui m'a directement accroché, c'est le dessin. Mon dieu que c'est beau! Le dessin assume clairement des influences semi-réaliste et grandement iconique dans le même temps. Les yeux représentent parfaitement cette polyvalence. Certains regards sont décrits de manière très réalistes, tandis que d'autres (au hasard : l'air surpris) repose sur de l'iconisation extrême. Les dessins sont toujours clairs et vraiment très beaux. Ils ont une grande légèreté, c'est très tranquille, très svelte et très posé. Tout est toujours puissant, suffisamment réaliste pour rentrer dedans et suffisamment aéré pour se laisser rêver. En terme de dessin, on a vraiment du très très très beau. C'est simple, j'adhère totalement.
Au niveau des couleurs, la plus grande partie du récit contient du noirs et blanc avec différente teintes de gris plus ou moins délavées. On appréciera le côté un peu crayonné de certains détails sans pour autant que ça en devienne un élément de couleur. La couleur, moins présente est cependant maitrisé dans les scènes où elle doit être. Je fais abstraction du bleu, présent dans les souvenir comme unique couleur. Un bleu fort, un bleu dynamique lié à des évènements importants. Ca rend le dessin encore plus facile d'accès, encore plus beau.

Derrière ce dessin sublime, se cache une histoire terrible mais tout aussi magnifique. Pour commencer, je vais faire une petite révélation : cette BD ne parle pas d'homosexualité … Son sujet c'est l'amour. La force du récit est là. C'est universel, ça parle à tous : l'amour, l'adolescence et la difficulté à s'accepter, entièrement. La difficulté d'aimer, de s'aimer, d'être aimé. Ce récit est beau parce que l'amour est quelque chose de fort et que Le Bleu est une Couleur Chaude en parle délicieusement bien.
Mais si le sujet est l'amour, le propos lui est l'homosexualité. Avant de poursuivre, je vais expliquer rapidement la différence entre sujet et propos à propos (petite blague) d'un film que j'ai vu récemment et que tout un chacun connait : Les Oiseaux d'Alfred Hitchcock. Le sujet du film (le scénario, ce qui fait avancer l'action), c'est l'attaque d'oiseaux sur une petite ville. Le propos (le message derrière, ce que l'artiste veut offrir à son public comme quelque chose de plus profond) c'est la réorganisation de la cellule familiale. Ici c'est pareil, la BD parle d'amour, évoque l'amour et avance sur l'amour, mais le propos de fond est l'homosexualité évidemment … Et quelque part, inversement. Car forcément, une partie du propos (le sexe et une orientation que certains jugent « déviant ») se retrouve dans le sujet, et ce dernier (l'amour) est forcément présent dans sa manière de concevoir sa propre sexualité.

L'histoire c'est celle de Clémentine et Emma. Au début, Emma a la trentaine, Clémentine est morte et cette-dernière demande, de manière posthume, à Emma de prendre ces journaux intimes de l'adolescence (lycée). Le récit s'inscrit donc comme un flash-back, raconté à la première personne par Clémentine adolescente (on notera les différences de polices entre le récit écrit et les paroles dites). Emma fera quelques pauses dans son récit, permettant au lecteur de comprendre, par avance, que le coming-out de Clémentine ne se passera pas bien.
Et oui, le mot est dit : coming-out ! Car Clémentine se rend bien compte qu'elle n'est pas plus attirée que ça par les garçons, à l'inverse, quelques filles commencent à lui plaire particulièrement. Notamment Emma, une fille en fac d'art, reconnaissable par sa belle chevelure bleu (Enki Bilal attend encore ses droits d'auteurs).
Quasiment toute l'histoire porte la dessus : s'assumer. Assumer quel aime Emma, mais comment ? Et là, nous avons un coup de génie de Julie Maroh : ne pas entrer dans les stéréotypes. Emma, Clémentine (ou même Sabine et Valentin) sont tous autant de manière différentes de vivre son homosexualité. Les deux adultes, Sabine et Emma apparaissent comme celles qui le revendiquent dans un échiquier politique là où Valentin s'assume simplement tout en se cachant légèrement discrètement. Pour Clémentine c'est plus complexe. L'homosexualité apparaît comme la découverte de sa propre intimité. Elle refuse de voir sa sexualité un objet de lutte. On notera la scène des élections de 2007, particulièrement réussie, montrant bien cette question fondamentale de l'homosexualité : doit on faire de sa sexualité personnelle, et donc intime, un objet de lutte social ?
L'histoire est réussie parce que Clémentine n'est pas Emma. Elle ne cherche pas à se définir par sa sexualité, mais elle cherche à la comprendre, à la vivre, à l'assumer quelque part. A comprendre cette chose si intime. Clémentine est juste amoureuse. Peu importe que l'autre soit un homme, une femme, noire, blanche, catholique, bouddhiste, athée, Montaigu ou Capulet. L'important c'est d'aimer.
La force de ce récit est donc bien dans la simplicité du personnage principal, du narrateur, qui ne cherche nullement à se situer sur ce terrain des luttes sociales. On voit juste son adolescence, ces doutes, son stress du bac, ces amis, les rejets de certains qui la découvre lesbienne. On voit la découverte du sexe, de ce plaisir. Et on le voit comme tout le reste de l'histoire : suffisamment bien écrit pour parler autant aux homosexuels qu'aux hétéro ou bi.

Ce que j'essaie de faire comprendre, c'est que le dessin est comme l'histoire : faussement simpliste, très doux, facile d'accès et renfermant des questions profondes, des vrais problèmes et le véritable drame d'une adolescente qui découvre sa sexualité, son désir en même temps que son homosexualité.

Si l'éloignement soudain de la famille peut apparaître comme un problème ex nihilo (quelle idée de descendre prendre du lait à poil), le but n'est que d'amener la réflexion sur l'après, le fait de grandir trop vite. Le rejet de la famille n'a guère d'intérêt réel. Certes, c'est évoqué, mais le vrai sujet n'est pas là. Le sujet c'est l'adolescence. On remarquera à quel point les dix années qui suivent sont passées rapidement. Le seul véritable arrêt sur image, c'est pour les élections dont je parlais.
Pourtant la fin, qui n'est pas une surprise en soi (vu que la mort est prévue depuis le début quand même), m'apparaît comme étant assez peu justifiée. Peut être que la mort est nécessaire pour conduire un récit de ce type, cependant le timing, le moment où ça a lieu ne sert qu'à dramatiser d'avantage le récit je trouve, lui enlevant peut être un côté réaliste.

Au final, à part cette fin (ou plutôt l'élément qui amène cette fin) et la trop grande vitesse passée sur l'exclusion familiale, le récit est très très très bon. Écrit de belle manière, les personnages sont attachants, les dialogues sonnent justes et l'histoire est des plus convaincante. Le dessin apparaît comme un des plus beaux que j'ai eu en mains pour de la Franco-Belge ces dernières années. Peut être est ce moi qui suit particulièrement réceptif. On pourra noter également une mise en page un peu trop académique, on aurait aimé des prises de risques, jouer avec les cases, les limites pour faire d'avantage ressentir de chose, le sujet s'y prêté.
Le Bleu est une Couleur Chaude m'apparaît comme une BD vraiment excellente, je n'ai strictement aucun regret de l'avoir lu, si ce n'est que j'aurais aimé encore 20 pages de plus.
On aurait presque envie de voir « La Vie de Valentin » maintenant, tant la manière de conter l'histoire est réussie et tant on aimerait encore revenir dans la vie de ces personnages (puis Valentin c'est quand même le mec cool dont on ne parle jamais assez).
mavhoc
9
Écrit par

Créée

le 20 avr. 2014

Critique lue 246 fois

5 j'aime

mavhoc

Écrit par

Critique lue 246 fois

5

D'autres avis sur Le bleu est une couleur chaude

Le bleu est une couleur chaude
volklore
5

Note de la déception

Malheureusement malgré le thème traité intéressant, la BD sort très rarement des grosses ficelles des intrigues basées sur une histoire d'amour tragique moderne. Tout y passe, petite amie gênante,...

le 26 mars 2011

39 j'aime

Le bleu est une couleur chaude
Nomenale
8

Cinquante nuances de bleu

Sans vouloir faire mon Schtroumpf grognon, moi, j'aime pas le bleu. C'est la couleur préférée de la majorité des habitants de la planète – bleue, au moins de la frange occidentale. Moi, bof, je...

le 11 août 2013

37 j'aime

3

Le bleu est une couleur chaude
Balthy
10

Le bleu...

Je suivais Julie Maroh depuis son pamphlet contre l'homophobie sur son blog. J'avais vaguement conscience de lire une des plus talentueuses auteurs du moment. Alors quand l'album est sorti, j'ai...

le 1 févr. 2011

36 j'aime

3

Du même critique

Monty Python - Sacré Graal !
mavhoc
3

J'ai presque honte de ne pas aimer

Ce que je vais dire va surement sembler un peu bête, mais globalement je chie sur les critiques contemporaines professionnelles. Mon respect va aux avis des membres actifs du milieu du cinéma, ainsi...

le 23 mai 2014

75 j'aime

13

Black Book
mavhoc
5

Public aveuglé

Salué par la critique Black Book nous montre l'amour de Paul Verhoeven pour les scénarios longs sans longueur et les œuvres dotées d'image marquante. L'esthétisme ultra-soignée du film qui est...

le 5 mars 2016

35 j'aime

9

The Crown
mavhoc
7

Anti-binge-watching

Curieuse série que The Crown. Curieuse puisqu'elle se concentre sur la vie d'Elizabeth II, c'est-à-dire La Reine du XXe siècle, mais une reine sans pouvoir. The Crown est une série qui s'oppose à...

le 24 avr. 2019

28 j'aime

2