Cela fait quelques temps que Gou Tanabe a fait une entrée fracassante dans nos rayons de librairies avec ses adaptations des nouvelles de H.P Lovecraft. Le maitre de Providence aura passionné des centaines de créatifs durant près d'un siècle, et il était bien sûr inconcevable qu'une telle dévotion soit l'apanage du monde occidental.
Tanabe s'est ainsi distingué de ses pairs par une grande fidélité aux textes d'origine, là où beaucoup auront préféré prendre la matière lovecraftienne et la refaçonner selon leur envie. Lire une nouvelle ou son adaptation en manga, assez peu de différences. Mais surtout, ce qui a assuré la popularité du mangaka dans le domaine du lovecraftien "post-Lovecraft", si j'ose dire, c'est bien évidemment son dessin. Loin de l'expérimentation onirique d'Alberto Breccia, Tanabe s'applique à dépeindre la réalité de l'Amérique du début du XXème siècle avec beaucoup de minutie, bien aidé par l'utilisation des aplats de noir pour rendre avec encore plus de réalisme les ombres, les textures, la pierre et la chair. Il faut d'ailleurs souligner l'énorme soin apporté à la représentation des créatures, que le dessinateur tente de rendre aussi organiques et palpables que possible. En prenant soin de détailler la texture de la chair de Cthulhu et ses copains, il s'assure de les rendre autant réels aux yeux du lecteur que les personnages humains ou les décors dans lesquels ils évoluent, ce qui vous vous en doutez, sert particulièrement bien l'immersion. Comme une sorte de naturalisme de l'indicible, qui aurait digéré les peintres réalistes, les textures de Francis Bacon et les séries B lovecraftiennes des 80-90's pour un résultat impeccable.


Les deux nouvelles adaptées ici sont plutôt des histoires B de la bibliographie de Lovecraft. Non pas qu'elles soient mauvaises, loin de là, mais disons que les adaptations de Tanabe fonctionnent peut-être un peu mieux avec les nouvelles plus emblématiques, celles du Mythe de Cthulhu.
En tout cas l'histoire principale, Celui qui hantait les ténèbres, m'a pas mal intéressé pour une raison très personnelle. Je suis par contre presque sûr que mon interprétation est complétement à côté de la plaque.
Les lecteurs de Lovecraft le savent, Je suis d'ailleurs est peut-être la nouvelle la plus autobiographique de son créateur, qui consciemment ou non y a insufflé des éléments de sa propre vie cachés derrières des métaphores. Je dirais que l'adaptation manga de Celui qui hantait les ténèbres est un récit autobiographique de Tanabe lui-même.
Alors bien sûr, il serait idiot de penser que Lovecraft a écrit sa nouvelle en prévision de cette adaptation en manga, mais le fait que Tanabe ait choisi de la réaliser me questionne.
Si l'on examine de plus près la nouvelle, on découvre l'histoire d'un jeune écrivain et artiste qui, arrivé dans une nouvelle ville, se prend d'obsession pour une vieille église. N'arrivant pas à chasser ce monument décrépit de son esprit, il choisit finalement de s'y rendre. Un lieu maudit et laissé à l'abandon par les habitants du quartiers enfermés dans une crainte superstitieuse. Notre héros y pénétrera, et découvrira un lieu d'hérésie et de magie noire, où attendent patiemment quelques entités innommables.
Métaphoriquement, on peut y voir le récit d'un simple quidam qui découvrirait par hasard l'univers de Lovecraft. Cet étrange ensemble de textes écrits dans un style archaïque, même pour l'époque, à la fois poétique et macabre, poussant assez loin les descriptions et la crédibilité scientifique et historiographique des différents contextes. Un univers à la fois très connu et un peu caché, que l'on se passe sous le manteau entre initiés et que les gens normaux redoutent à cause des ténèbres qu'il renferme. Dans la nouvelle, les découvertes du héros affecteront sa santé mentale comme celle du lecteur pourra l'être par ses lectures.
Certains me diront que ce constat n'a rien d'exceptionnel dans les nouvelles de Lovecraft puisque tous ses personnages sont amenés à suivre un parcours similaire. Et ces certains auront raison.
Mais ce qui m'a mis sur cette piste, c'est le fait que le héros de Celui qui hantait les ténèbres est écrivain et peintre. Histoire et dessin, les deux composantes du neuvième art, la bande-dessinée. Un élément qui aura pu toucher directement Tanabe, qui se sera retrouvé dans ce personnage et son histoire si proche, peut-être, de sa propre expérience en découvrant Lovecraft.
Bien sûr tout n'est que spéculation, mais on peut voir dans l'adaptation de la nouvelle un hommage direct à Lovecraft par Tanabe, qui en plus de concilier littérature américaine et bande-dessinée japonaise (deux peuples qui ne s'envoient pas toujours des fleurs) crée une filiation directe entre lui et l'écrivain, un dialogue à travers le temps et l'espace, qui entretient encore et encore l'héritage de Lovecraft toujours en effervescence, presque 80 ans après la mort d'un auteur longtemps enterré et oublié du monde.
N'est pas mort ce qui à jamais dort,
Et au fil des siècles, même la mort peut mourir.

Arkeniax
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le 8 mars 2021

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