Achille Talon se présente

Quand Goscinny, rédacteur en chef de "Pilote", accepte en novembre 1963 que Greg fournisse des gags hebdomadaires pour boucher les trous éventuels occasionnés par le déficit d'annonces publicitaires, il formate le héros : français (d'où l'étonnant bariolage tricolore du nom du héros sur la couverture), et adapté au lectorat du journal (des garçons entre 8 et 14 ans) (d'où la remarquable de présence de personnages de cet âge-là dans ce premier opus, personnages souvent à l'origine des gags, et qui vont rapidement disparaître de la série lorsque Achille Talon trouve son style et tient la route tout seul sans avoir besoin de racoler les lecteurs par des clins d'oeil trop explicites).

Donc, il s'agit d'un opus d'introduction, de mise en route, et on ne s'étonnera pas que la démarche se fasse incertaine au fil des inévitables tâtonnements. D'abord, la restriction, trop contraignante, aux performances intellectuelles du héros ("cerveau-choc"). Et il est bien vrai que le héros se fait une gloire de son savoir, de ses compétences, de son expérience, même dans des domaines où il est encore plus nul que moi, ce qui vous donne une idée vertigineuse du néant dont il s'agit. Expliquer le centre de gravité d'un objet, faire du feu avec des silex, faire pleuvoir sans nuages... Achille s'y montre prétentieux, vaniteux, et d'une inefficacité redoutable, quand il n'est pas la cause de divers cataclysmes. Greg tient la gageure d'insérer le mot "idées" en titre de chaque gag, mais il renoncera dès le tome 2.

Seul le suicide de Talon transformé en triomphe (gag 30) tendrait à prouver sa puissance cérébrale...

Les petits garçons mettent bien en valeur l'adulte qu'est Talon (non sans le prendre en défaut : gags 19 et 23), mais Greg doit vite élargir le champ relationnel du bedonnant héros pour trouver des idées. Une configuration style Laurel et Hardy se dessine avec l'apparition de Lefuneste dès la planche 5. Comme Hardy, Talon est gros, vaniteux et suffisant; en revanche, si Lefuneste est mince comme Laurel, il est plus hargneux et moins bête. L'antagonisme entre les deux personnages est un donné de base, qui n'est expliqué par aucune situation particulière, comme si ces coups bas continuels entre les deux compères relevaient naturellement de l'esprit "français" que Talon est supposé incarner. Les gags qui les opposent commencent assez bas : les boîtes de farces et attrapes, les paris stupides, l'esprit de clocher borné (gag 21). Lefuneste acquiert rapidement la fonction de porter les conflits entre eux jusqu'au paroxysme, soit par l'ampleur des moyens qu'il met en oeuvre pour triompher (gag 41), soit par l'intensité de ses réactions émotionnelles (gags 50 et 51).

Mais Greg ressent vite la nécessité d'enraciner son héros dans un environnement plus étoffé. Talon habite seul (Papa et Maman ne sont pas encore là), il mange seul. Il se rend parfois à des soirées mondaines animées par la frêle marquise Virgule de Guillemets (il n'y a évidemment rien entre eux dans ce tome 1, public oblige !). Il veut repeindre son appartement, régler sa note d'électricité (gag 10), faire face aux représentants de commerce (gag 25). Tout cela est bien tranquille, bien calme, au ras d'un quotidien des Trente Glorieuses qui ne demandait que de la jouissance matérielle. D'ailleurs, le vaniteux Talon s'arrange pour avoir un corps d'athlète, même aux yeux de son tailleur (gag 53).

Le Major Lafrime apparaît (gag 28), d'abord limité à un personnage de vieux briscard submergé par ses souvenirs de guerre. Vincent Poursan vend de tout dès la page 8.

Les facéties de la télévision de l'époque débarquent : Pierre Bellemare ("Jolieflaque"), gag n° 9; la deuxième chaîne (gag 33). Une première version du gag de la rencontre entre deux anciens copains de classe nous est livrée (gag 48). Le gag 17, où le lecteur est directement apostrophé, amorce la série des gags où Talon va tenir un discours sur la Bande dessinée, en semblant s'en distancier lui-même.

Intéressante amorce de la série,mais la maturité du héros nous offrira mieux.