Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome de 61 pages de BD, dans laquelle apparaissent quelques personnages de la série "Palomar / Luba". Elle est initialement parue en 1993, écrite, dessinée et encrée par Gilbert Hernandez. Elle est en noir & blanc. Elle a fait l'objet d'une réédition dans Beyond Palomar , en anglais.


En 1989, Steve Stranski (un jeune adulte blanc) colle des affiches pour le prochain concert du groupe "Love and Rockets", dans un quartier noir de Los Angeles. Il réussit à se sortir d'une algarade avec un groupe de noirs, grâce à l'intervention de Junior Brooks, un pote de lycée (black lui aussi). Du coup il va placarder ses affiches dans un quartier huppé où il croise Amber et Kristen, qui lui demandent de l'emmener aux répétitions dans un garage (chez Rex, un autre pote habitant une belle villa, dont la mère est absente pour le moment). Steve en profite pour aller téléphoner en douce dans la villa, où il fait peur par inadvertance à Riri, la femme de ménage.


Les tensions raciales augmentent dans le quartier quand une sexagénaire latino se fait agresser dans la rue. Par des blancs ou des noirs ? La police attend qu'elle sorte du coma. Pendant ce temps-là, Rex essaye de convaincre sa mère de laisser on groupe jouer à sa prochaine fête entre gens du cinéma. Kristen se fait vomir dans les toilettes pour ne pas grossir. Son père est un réalisateur politiquement engagé qui désespère de trouver du travail. Maricella vit d'expédients, en vendant des fleurs coupées à un coin de rue.


Après "Poison river", Gilbert Hernandez délaisse Palomar pour Los Angeles et une atmosphère urbaine et contemporaine, sur fond de tensions ethniques. Il campe avec justesse et doigté quelques jeunes adultes, certains essentiellement préoccupés par leur groupe de rock, d'autres bénéficiant de l'aisance financière des parents, d'autres encore étudiant ou travaillant. Chaque personnage dispose de son histoire personnelle, de ses aspirations, influencées par sa position sociale, les valeurs de ses parents, et son environnement proche. Le lecteur partage leurs doutes sur leur place dans la société, sur leurs valeurs, sur leurs inclinations sentimentales, pas encore sclérosés par le cynisme.


En plaçant son action dans un lieu réel et à une époque identifiée, Hernandez se fait le chroniqueur de cette époque, avec une perspicacité étonnante. 25 ans plus tard, le lecteur éprouve l'impression de pouvoir s'imaginer au sein de ce microcosme, une forme d'étude sociologique sous forme de bande dessinée. Cette impression est renforcée par l'habilité avec laquelle Hernandez met en scène plusieurs générations (essentiellement 2, parents et enfants) de manière naturelle.


Comme à son habitude, Gilbert Hernandez ne montre aucune forme de mépris ou de supériorité morale vis-à-vis de ses personnages (sauf pour l'agresseur de la dame âgée). Chaque protagoniste existe grâce à ses idiosyncrasies. Les relations entre les individus sont riches et complexes, à l'image de ce qu'elles peuvent être dans la vie quotidienne, y compris avec des moments d'humour. Chaque personnage capte l'attention et l'affection du lecteur, éprouvant de l'empathie pour leurs difficultés émotionnelles.


Pour la mise en images, Gilbert Hernandez s'en tient à un découpage strict de chaque page en 9 cases (3 rangées de 3) de taille identique. Il dispose toujours de ce don incroyable pour donner une apparence spécifique à chaque personnage, immédiatement identifiable. Il est encore dans un mode descriptif soutenu (l'épure s’affinera dans ses travaux ultérieurs). Ainsi le lecteur peut observer les détails de chaque tenue vestimentaire, de chaque environnement. Il subsiste une forme de simplification dans les éléments urbains, en particulier la représentation des voiries.


Tout au long du récit, le lecteur peut apprécier l'art de la mise en scène de l'auteur. Il sait comment rendre chaque dialogue visuellement intéressant, en évitant d'enfiler les cases ne comprenant que des têtes en train de parler, par le biais d'un langage corporel mesuré, de gestes naturels, et d'expressions parlantes.


En comparant cette histoire aux précédentes de la série Palomar / Luba, le lecteur a le plaisir de voir un lien apparaître. Non seulement il retrouve certains personnages, mais il y a une séquence qui se déroule à Palomar, et Fritz (la demi-sœur de Luba) fait son apparition pour la première fois. Hernandez a diminué la dose de sexe dans ce récit, ainsi que la nudité. Enfin dans la séquence se déroulant à Palomar, le lecteur prend conscience que Gilbert Hernandez dresse une comparaison des caractéristiques des relations sociales dans cet environnement de taille modeste, avec celles à Los Angeles.


Toujours dans le cadre de cette comparaison, le lecteur constate que l'auteur ne recourt pas à des phénomènes de nature magique préférant un réalisme plus plausible. Il observe également qu'Hernandez ne cherche pas à édulcorer la réalité, en incluant, entre autres, un individu amputé d'une jambe, dépendant des autres pour se déplacer. Il n'y a pas d'embellissement de la vie, ou d'occultation de ses aspects injustes.


En termes de narration, Gilbert Hernandez construit un final, tout en ellipses temporelles et en sous-entendus. Il fait preuve d’une grande intelligence narrative pour évoquer le devenir des personnages principaux en juxtaposant des cases qui constituent autant de saut dans le temps.


Lorsque cette histoire est parue, le lectorat américain y a vu une chronique juste et révélatrice d'un climat social à Los Angeles. 25 ans plus tard le lecteur européen peut y voir un témoignage de cette réalité, ainsi qu'une étude psychologique bienveillante et pénétrante sur la manière dont la culture et la société pétrissent la vie des individus.

Presence
10
Écrit par

Créée

le 15 janv. 2022

Critique lue 1 fois

Presence

Écrit par

Critique lue 1 fois

Du même critique

La Nuit
Presence
9

Viscéral, expérience de lecture totale

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...

le 9 févr. 2019

10 j'aime