Lovecraft  Le Grimoire Maudit
7.3
Lovecraft Le Grimoire Maudit

BD (divers) (1998)

Mettre en images les contes de Lovecraft constitue une gageure: l'épouvante dégagée par les textes du Maître est souvent fondée sur la suggestion, l'inexprimable, le non-dit. Leur donner forme et texture peut conduire à la catastrophe ou au ridicule. Il y a de tristes exemples à ce sujet.

L'Argentin Horacio Lalia, soutenu par le goût du macabre et du baroque plus prononcé en Amérique Latine qu'en Europe, s'est lancé dans l'aventure. Le résultat est fort intéressant.

Le texte étant un découpage des contes de Lovecraft, on ne s'intéressera pas ici à leur contenu, mais à leur transposition graphique.

D'emblée, le choix d'un dessin réaliste en noir et blanc, soulignant de manière dramatique les contrastes par l'usage de l'encre de Chine, s'avère plutôt heureux: les reliefs sont accentués, ainsi que les fissures, les rugosités, les rides, l'aspect échevelé des coiffures, et cette technique permet de noyer commodément dans l'ombre des élements décisifs pour l'émotion: les regards, les expressions faciales, les éléments de décor. On est déjà dans la suggestion.

L'espace de la planche fait l'objet d'une étude personnalisée à chaque page. Peu nombreuses sont les planches où les cases se suivent sagement dans l'ordre de lecture en respectant l'alignement d'ensemble. Au contraire, cet alignement est perturbé dans de nombreux cas, soit horizontalement, soit verticalement (la première image de chaque bande est plus grande ou plus petite que l'image qui la suit à sa droite, ou vers le bas), ce qui oblige le lecteur à s'interroger sur l'ordre exact de lecture des cases: faut-il descendre tout droit ? Faut-il aller à l'image de gauche de la bande suivante ? Cette désorientation spatiale est une belle mise en scène des situations psychologiques extrêmes, proches de la folie, que les contes de Lovecraft décrivent.

Dans d'autres cas, une image de fond composite sert de décor à de petites vignettes incrustées, et qui doivent être lues dans un ordre peu évident.

Le monde de Lovecraft est hyper-gothique: plein de vieilles églises maudites, de châteaux antiques, de cryptes pourries, de cimetières moisis et ruisselants d'on ne sait quelle sanie, de spectres inachevés. Tout un monde de dégénérescence, de putréfaction, mais aussi d'espaces infinis et inimaginables, dont la seule dimension suffit à rendre fou. Horacio Lalia rend bien les fentes des vieilles planches, les fissures dans les ruines, les interstices entre les ossements.

Le mieux réussi est d'avoir su suggérer la nuit des temps et la permanence du Mal au fil de l'éternité: Eglises gothiques suggérant l'intemporel (celle de la page 24 rappelle vivement les estampes gothiques du romantisme frénétique; celle de la page 82 est une réussite parfaite: le jeu des piliers, colonnes, arcs brisés et remplages des fenêtres hautes donne totalement l'impression d'une toile d'araignée perverse), oeuvres d'art inspirées de toutes les civilisations (sculptures médiévales, statues proche-orientales, indiennes, chinoises - évidemment choisies en fonction de leur aspect inquiétant, de leurs orbites vides ou de leur rictus énigmatique: page 29, 30, 31, 35, 42, 55, 61, 64 - Jusqu'à un édifice tibétain évoquant le Potala à Lhassa).

Les monstres sont traités le plus souvent à contre-jour, ou sous forme d'ombre projetée, ce qui permet de sauvegarder la suggestion. Mais il y a malgré tout des passages obligés où il faut visualiser la monstruosité, et suggérer l'aberration des formes de vie différents construites selon des règles géométriques incompréhensibles. De ce point de vue, certaines vignettes pages 50, 76 ou 88 sont réussies.

Quant à l'atmosphère des récits, beau rendu là aussi de la puanteur des cercueils dans "La Crypte", superbe logique de rêve délirant dans "Le Cérémonial" (avec des oiseaux Shantaks et les démons musicaux chers à Lovecraft), très bel objet maudit dans "Le Griffon", invraisemblance (ou vraisemblance ?) onirique des espaces et du temps dans "L'Etranger"...

Très beau travail sur le monde de Lovecraft, où l'on ne sait plus toujours ce qui est mort, ce qui est vivant.
khorsabad
9
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le 28 déc. 2010

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khorsabad

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