Ce gros récit à forte couverture cartonnée (style "roman graphique", mais ce n'est pas un roman) vaut essentiellement pour le portrait qui est fait du personnage central, Madeleine Garraud, femme de caractère qui a traversé une bonne moitié du XXe siècle (1925-1975 environ) à faire et à refaire sa vie en dépit des vicissitudes qu'elle a dû affronter. Née dans une bonne famille bretonne propriétaire d'un manoir ("Bellevue"), la Deuxième Guerre Mondiale et ses déboires amoureux successifs lui font connaître successivement bien des moments de précarité. L'intérêt n'est guère de trouver cette vie enviable , encore moins idéale, mais d'admirer l'énergie avec laquelle Madeleine maîtrise ces épreuves et rebondit.


La traversée du demi-siècle par Madeleine s'ancre dans de brèves notations ou, au contraire, de longues séquences; côté brèves notations, l'allusion à la culture début-de-siècle, page 15 (ballets russes, surréalisme); côté longues séquences, l'occupation du manoir de Bellevue par les Allemands.


Madeleine, dans son parcours assez chaotique, tombe amoureuse d'un officier nazi venu occuper son manoir, et en a des enfants (blonds), ce qui se remarque sous toutes les latitudes à la sortie d'une guerre déclarée par des hommes blonds. Plus généralement, le récit, s'il est tonique et plein d'espoir dans les phases critiques de la biographie de Madeleine (elle trouve toujours quelqu'un qui l'aide), est finalement assez déprimant à propos des questions amoureuses : Madeleine séduit aisément, et y croit le plus souvent, mais tombe toujours sur des hommes qui finissent par se comporter de manière peu reluisante. Le contraste entre, d'une part, l'espoir des débuts de la relation et le romantisme afférent ("l'homme de ma vie", quelle expression on ne peut plus démentie par les faits !), et d'autre part, le caractère sordide et vulgaire dans lequel sombre cet amour "éternel" (enfin, c'est ce qu'il est convenu de dire, sinon de croire !), suggère que même la vie amoureuse est une lutte sans fin, et on se demande en fin de compte si s'engager dans une telle aventure vaut le coup. Surtout qu'à chaque relation, Madeleine se voit lestée d'un ou deux gosses supplémentaires, qui ne ressemblent guère aux précédents, et qui ont des besoins différents. Mère Courage, certes. Mère souffrante, certainement.


Assez raté dans l'album : l'entrecroisement de séquences saisies à différentes dates et dans différents pays; le procédé n'apporte rien à l'information, trouble la lecture linéaire de la vie de Madeleine, et laisse perplexe le lecteur qui se dit : "Mais pourquoi ils ont fichu ça ici ?". On aime malgré tout les vieilles bretonnes en coiffe, aussi pipelettes et langues de vipères qu'étriquées du ciboulot; et la mère d'un de ses prétendants fait vieille pimbêche autoritaire et desséchée.


Le dessinateur, Søren Glosimodt Mosdal, est un nom important de la bande dessinée au Danemark; s'il lui a fallu du temps et du soin pour venir à bout de ces quelque 160 planches, il faut avouer que son style de dessin se prête à des délais de réalisation assez rapides. Négligeant quasi totalement les méticulosités qui donnent l'impression de la 3D (fi des dégradés de luminosité, des nuances de couleurs, du rendu des volumes et des textures !), même ses contours, souvent ligne claire hyper-simple, accusent maintes irrégularités, asymétries, torsions ou exagérations qui le rapprochent parfois de la caricature, sans toutefois opter carrément pour celle-ci; j'ai eu parfois le sentiment bizarre que les dessins n'étaient pas beaucoup plus habiles que les barbouillages enfantins que je réalisais moi-même sur mes cahiers d'école primaire (quand on connaît mon aptitude et mon intérêt pour prendre le crayon, cette remarque devrait faire frémir...). Regardez donc le dessin central de la page 14 : j'avais fait le même, en mettant deux escargots sur le chemin rouge. Côté caricature, l'angle rentrant, quasiment à 90°, qui taille à la hache plusieurs visages au niveau des pommettes (pages 53, 58) donne une idée des approximations morphologiques. Seuls quelques traits noirs, même pas réguliers, schématisent outrancièrement plusieurs phénomènes distincts, les suggérant au lieu de les représenter : le halo de brillance solaire et les parties périphériques du panache de fumée dégagé par le navire (page 7); des hachures broussailleuses et pas très propres sont censées tenir le rôle d'ombres sur les habits et les décors. Seule la palette chromatique, où dominent les tons clairs, peut rappeler, par sa simplicité, certains dessins de Loustal.


Essentiellement, donc, une leçon de vie et d'énergie (sans pour cela déboucher sur la mise en évidence du sens de la vie elle-même) de la part d'une femme au caractère bien trempé. Un tel sujet aurait pu bénéficier d'un meilleur traitement graphique.

khorsabad
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le 15 août 2015

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