Tu ne sais pas ce qu'est la solitude tant que tu n'es pas devenu complètement paranoïaque.

Ce tome regroupe 2 tomes VO.


The manager : épisodes 0 à 6, initialement parus en 2012, écrits, dessinés et mis en couleurs par Matt Kindt. Il a même réalisé le lettrage lui-même. Il s'agit d'une série complète qui comprend 35 épisodes plus le numéro zéro, réédités sous la forme de 6 recueils. Jusqu'alors l'auteur avait réalisé d'autres récits complets parus directement sous la forme d'un album, sans prépublication mensuelle, comme 3 story: The secret history of giant man, Revolver ou encore Red-handed: The fine art of strange crimes. Ce tome bénéficie d'une introduction de Damon Lindelof, le co-créateur de la série Lost.


Quelque part dans le monde, les habitants d'une ville sont en train de s'entretuer, avec des tout ce qui leur tombe sous la main, armes à feu, objets contondants, à main nue. Une voix désincarnée commente sur le capacité d'un rêveur à se surprendre lui-même avec une fin inattendue pour son rêve. Il y a 2 ans, les passagers du vol 815 s'interrogent hébétés sur ce qu'ils font dans cet avion, sans aucun souvenir de comment ils y sont parvenus. De nos jours, Meru Marlow se réveille dans son appartement de Lextington dans le Missouri. Il n'y a plus rien dans son frigo, plus d'eau au robinet, des lettres de relances d'impayés. Elle allume la télévision : il y passe un documentaire sur les passagers du vol 815. Elle appelle Charlie son agent littéraire pour lui suggérer le thème de son prochain livre : ce qui est arrivé au vol 815. Ce dernier accepte de lui envoyer une avance pour qu'elle puisse partir enquêter au Mexique.


Meru Marlow part au Mexique pour retrouver la trace du cent-vingt et unième passager qui a disparu : Henry Lime. La piste la conduit à Santa Teresa, une petite ville au Mexique. Dans l'église elle découvre une quantité phénoménale de pots en terre tous décorés du même motif. Sur place elle est abordé par Bill Falls, un agent de la CIA, dont le partenaire vient d'être assassiné dans les toilettes. Dans de brèves cellules de texte une voix commente chacun de ses agissements comme si le commentaire savait ce qu'elle allait faire et pourquoi elle le fait. Sur la bordure gauche de chaque page, dans la marge des cases, se trouve une instruction issue du guide de terrain de MIND MGMT.


Lorsque le lecteur feuillète pour la première fois ce tome, il éprouve quelques difficultés à comprendre de quoi il s'agit. L'introduction de Damon Lindelof est dithyrambique comme il se doit, avec une petite blague en coin sur les vols d'avion placés sous de mauvais auspices. Les dessins ressemblent à des esquisses au pinceau, pas toujours très précises. Les couleurs semblent avoir été appliquées au crayon de couleur à grand trait. Il reste encore un rectangle de contour bleu définissant les marges de la page desquelles les dessins ne doivent pas déborder. Il y a une phrase en petit caractère bleu juste au-dessus de la bordure bleue supérieure, identique sur toutes les pages, et il y a cette instruction à chaque fois différente écrite le long de la bordure bleue de gauche à la verticale, c’est-à-dire qu'il faut tourner physiquement le tome de 90 degrés (dans le sens trigonométrique) pour pouvoir la lire à l'horizontale. Il y a également ces petites cellules jaunes qui contiennent une observation lapidaire sur la situation de Meru Marlow.


À l'issue de cette observation sommaire, le lecteur a compris que la lecture risque de se montrer exigeante, pour pouvoir gérer simultanément ces différents types d'information. Il commence par s'accoutumer à la narration visuelle à l'apparence si particulière. Malgré tout, l'artiste utilise bien un découpage en cases sagement rectangulaires, avec des bordures tracées à la règle, même si l'épaisseur de trait varie un peu d'un trait à l'autre. Une fois par épisode, il y a un dessin pleine page pour souligner l'importance d'un événement en particulier. Le lecteur se rend compte que la mise en couleur a été faite à l'aquarelle, et non pas au crayon de couleur. Cette méthode donne un rendu très différent des mises en couleurs industrielles à base d'aplats ou de celles à l'infographie. Elle donne une apparence plus organique aux différentes formes, la variation de teinte (en fonction de la concentration d'eau) évoquant les variations de luminosité. Le lecteur constate que Matt Kindt utilise cette technique avec une grande dextérité, les couleurs n'attestant pas uniquement de la couleur réelle d'un objet, d'un vêtement, mais aussi d'une ambiance lumineuse. Même lorsque l'artiste se contente de dessiner des personnages sans arrière-plan, les couleurs habillent le fond de la case pour un effet expressionniste.


Une fois habitué à la technique de mise en couleurs, le lecteur doit encore dépasser ses a priori sur la technique de dessin. Effectivement, les traits encrés de chaque case donnent l'impression d'avoir été réalisés à la va-vite, comme pour une esquisse. Il semble même qu'il reste des traits préparatoires sur certaines surfaces ainsi délimitées. Il ne s'agit pas de dessins d'enfant, mais le degré de simplification donne parfois l'impression de dessins à destination d'enfants. Certains contours sont un peu grossiers, mal finis. En particuliers les traits des visages donnent une impression de dessin rapide : 3 traits pour les lèves, un gros point pour chaque œil, un ou deux traits pour chaque sourcil, des traits vite faits pour les cheveux. Pourtant malgré cette apparente désinvolture graphique, chaque personnage est immédiatement identifiable, avec un visage, une morphologie reconnaissables. Contre toute attente, le lecteur déchiffre également des émotions complexes qui s'affichent sur les visages.


Au fil des pages, le lecteur se rend compte que Matt Kindt privilégie l'aspect narratif des dessins, plutôt que leur qualité esthétique en tant qu'image prise une par une. Effectivement sa mise en scène se révèle impeccable : claire, visuelle et efficace. Le lecteur n'éprouve à aucun moment l'impression de ne pas comprendre ce qui est en train de se passer sous ses yeux. Certains dessins sont peut-être un peu imprécis, c’est-à-dire qu'ils sont très éloignés du degré de détail d'une photographie, mais il n'y a pas de doute sur ce qui est représenté. Pourtant les séquences engrangent les éléments de nature diverse et variée : cocktail Molotov, librairie, toilettes d'un bar, vieille mission espagnole, toitures en tuile ou en zinc, machine à écrire, dauphin, forêt de bambou, camp d'entraînement militaire, etc. La liste est longue et très hétéroclite. De la même manière, la mise en scène rend vivante les conversations par des changements d'angle de vue, par des plans qui permettent de voir ce que font les personnages, par leurs déplacements. Enfin les séquences d'action sont vivantes que ce soit par la vivacité de la représentation du mouvement (le parcours à moto, la course poursuite sur les toits), ou par la force des coups assénés (le carnage à Zanzibar).


Le lecteur se rend compte qu'il s'habitue tout aussi facilement aux instructions qui courent le long de la bordure gauche des pages, soit en les lisant avant de lire les cases de la page, soit en les lisant par paquets de 5 ou 6 et en se demandant si elles ont un lien direct avec l'action sur la page (il y a au moins un passage dans ce cas-là). La gestion des remarques de la voix désincarnée s'avère un peu plus délicate, car le lecteur doit à la fois voir en quoi la remarque se rapporte à ce qui est montré dans la case, mais aussi les garder en mémoire pour les réévaluer une fois qu'il a compris qui les a prononcées. Comme il n'y en a pas énormément et que le phénomène disparaît une fois l'identité du locuteur révélé, cela ne représente pas un effort insurmontable.


Il reste encore au lecteur à profiter des 2 pages de fin d'épisode. Chaque numéro comprend 24 pages, 22 consacrées à l'histoire principale, et les 2 dernières présentant un personnage ayant appartenu à l'organisation Mind Management. Le lecteur fait ainsi la connaissance de Duncan Jones (le futuriste), des jumelles Perrier, de Karl Box (le publicitaire), d'Ella Jean (Animal kid), de l'Archiviste (un réseau de moines écrivant l'Histoire de l'humanité), de Rico Stane (le tireur d'élite). L'épisode zéro apporte des précisions sur un autre agent, sur les conditions dans lesquelles Meru Marlow a écrit son livre (portant le titre de Prémédité), et sur l'un des premiers agents recrutés pendant la première guerre mondiale. Ces courts récits étoffent la toile de fond du récit lui donnant plus d'épaisseur, sans surcharger la lecture de ce tome.


Une fois ces ajustements effectués, le lecteur est sous l'emprise des choix narratifs du créateur. Passé le premier épisode, l'histoire s'avère étonnamment facile à suivre. Le scénariste déroule son récit en suivant un personnage principal : Meru Marlow. Grâce à cet ancrage central, le lecteur peut alors facilement remettre de l'ordre dans les séquences présentées dans un savant désordre chronologique. Il reçoit, comme elle, les informations relatives à Henry Lime, et à l'organisation dont il a fait partie. Kindt a pris soin de faire découvrir la situation par les yeux d'une personne novice, c’est-à-dire dans la même situation que le lecteur. L'histoire s'inscrit dans le genre espionnage et anticipation, le titre renvoyant à des capacités psychiques extraordinaires (Mind management). Les choix narratifs permettent de faire ressortir que ces dons parapsychiques placent les individus dans une situation de pouvoir. La manière dont ils les utilisent renvoient une image déformée et surtout amplifiée de la place de l'individu dans la société, derrière des conventions de divertissement. En particulier l'histoire d'Henry Lime s'avère être une réflexion délicate sur l'altérité et la capacité d'imposer sa volonté à autrui.


À la fin de ce premier tome sur 6, le lecteur en ressort dans un étrange état d'esprit. Il se dit que finalement cette lecture était un peu légère du point de vue de l'intrigue, oubliant par là même l'effort d'adaptation de son mode de lecture qu'il a dû faire. Il se dit que Matt Kindt ne fait que resservir des conventions très classiques des récits d'aventure, en oubliant la qualité de la tension narrative, l'inventivité des situations, la dimension ludique de cette histoire à laquelle le lecteur participe bien volontiers pour essayer d'en trouver le sens aux côtés de Merlu Marlow. Il se dit que l'auteur abuse un peu des clichés propres aux récits d'espionnage de la deuxième moitié du vingtième siècle, en oubliant à quel point ce récit est original. Il se dit que les dessins étaient vraiment quelconques, en oubliant toute leur originalité graphique et l'aisance de lecture qui en découle, et qui ne sacrifie en rien la densité narrative. Ce premier tome est à nul pareil, introduisant un monde complexe, une intrigue riche, et un regard décalé sur la volonté de l'individu.


En repensant à sa lecture, le lecteur éprouve même des difficultés à croire que ces épisodes contenaient autant d'éléments. Est-ce que vraiment Matt Kindt a réussi à comparer Meru Marlow à une princesse chinoise en habits traditionnels ? Oui, un petit retour en arrière prouve que l'auteur a réussi à imprimer cette image dans l'esprit du lecteur. Il a également réussi à parler de politique étrangère, avec une évocation de la guerre en Iraq, de la maltraitance des animaux et de la relation que l'individu entretient avec son milieu social. L'auteur ne se gargarise ni d'un vocabulaire psychanalytique, ni de termes de science-fiction. Il utilise les incroyables capacités psychiques de certains personnages comme une métaphore de l'individu imposant sa volonté aux personnes qui l'entourent. Là où le commun des mortels le fait avec des actes et des paroles, les recrues de Mind MGMT le font par la puissance de leur esprit, mais le principe reste le même. En écoutant l'histoire personnelle d'Henry Lyme (un clin d'œil à Harry Lime, le mystérieux personnage du film Le troisième homme d'Orson Welles, 1949), le lecteur est amené à s'interroger sur ses propres interactions avec les personnes qu'il côtoie et l'environnement dans lequel il évolue. Cela l'amène à une réflexion existentielle sur l'impossibilité de s'émanciper de l'égocentrisme de la condition humaine.


Dans ce premier, Matt Kindt développe un environnement très riche, en utilisant divers modes narratifs (les remarques dans la marge, les présentations de personnages en fin d'épisode) dans lequel il utilise des conventions de récits d'espionnage. Ces éléments viennent nourrir le récit, et l'auteur s'en sert pour bâtir plus vite sa toile de fond, et pouvoir ainsi aborder des questions philosophiques sur l'existence, la relation de l'individu à son environnement.


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The futurist : épisodes 7 à 12, initialement parus en 2013, écrits, dessinés, encrés et mis en couleurs par Matt Kindt qui a également réalisé le lettrage. Ce tome contient également une page de 20 cases récapitulant les événements du premier tome, une introduction de 8 pages initialement parue dans Dark Horse presents 19, ainsi que les 5 bandes publiées sur internet.


Le tome s'ouvre avec une page de 20 cases pour résumer les événements du premier tome. Puis vient une histoire de 8 pages évoquant le ressenti de Duncan Jones (le futuriste) quant à son état d'esprit du fait de son pouvoir (et il tue un prisonnier rien qu'en pointant son doigt vers lui). Meru Marlow est dans son appartement sans souvenir de ce qui lui est arrivé. Elle aperçoit une lettre glissée sous sa porte. Elle l'ouvre, la lit, et se lance à la poursuite du coursier qui est venu la déposer. Un individu après l'autre, elle remonte la piste jusqu'à un certain Brinks, à New York, le patron d'une entreprise de communication florissante.


Finalement Meru Marlow est rejointe par Henry Lyme. Il lui propose de l'accompagner en tant que journaliste pour retrouver des personnes aux dons particuliers. À moitié convaincue, elle accepte se disant que même si Lyme s'avère être un illuminé, elle pourra toujours y trouver matière à écrire un livre, pour donner suite à son seul roman qui s'était classé parmi les meilleures ventes. Ils retrouvent effectivement 2 anciens agents (et échappent à un attentat) : une des jumelles Perrier et Dusty, un ancien chanteur à succès. Henry Lyme souhaite ensuite retrouver Shangri-la, la base d'entraînement de l'organisation Mind MGMT. La jumelle Perrier exige qu'ils essayent, au préalable, de convaincre Duncan Jones de se joindre à eux.


Ayant lu le premier tome (indispensable, sous peine céphalées persistantes), le lecteur sait par avance qu'il va bénéficier de l'approche narrative très personnelle de Matt Kindt. Pour commencer, il retrouve bien les courts textes (1 ou 2 phrases) dans les marges de gauche. Il faut tourner le livre d'un quart de tour pour pouvoir les lire. Dans les épisodes 7 à 9, il s'agit d'extraits du livre Prémédité, livre fictif écrit par Meru Marlow. Dans l'épisode 10, il s'agit des flux de pensée des personnages évoluant sur la page considérée, puis au milieu de l'épisode, les extraits de Prémédité reviennent. Dans l'épisode 11, ces marges contiennent des extraits de Prémédité, puis de nouvelles consignes extraites du guide opérationnel de Mind MGMT. Dans le chapitre 12, le guide opérationnel est remplacé en cours de route par des extraits des protocoles de dissolution de Mind MGMT.


Comme dans le premier tome, il appartient au lecteur de choisir comment lire ces phrases, page par page (assez vite exaspérant), ou par groupe de plusieurs pages, ou même par épisode. Les extraits du livre fictif Prémédité donne une vision enrichissante de la nature de l'enquête qu'a menée Meru Marlow et de ce à quoi elle a vraiment été confrontée : un agent de l'organisation Mind MGMT. Les extraits du guide opérationnel fournissent un éclairage sur le mode de fonctionnement de l'organisation Mind MGMT. Les protocoles de dissolution apportent un complément d'information sur la situation des agents au temps présent. Le lecteur apprécie ce supplément qui prolonge la lecture de chaque épisode, qui ajoute de la profondeur de champ au récit, et qui, tout bien considéré, se présente de manière ludique (de manière plus élaborée que de simples pages de texte en fin d'épisode). Le lecteur continue de s'interroger sur le sens réel des phrases en haut de page, soit "Pour toute remise d'un rapport, les détails essentiels doivent entrer dans le cadre de la zone active. C'est la bordure pour un rapport de terrain standard.", soit "Le contenu dans la zone active est le rapport d'un agent. C'est un récit par un narrateur non fiable. À classer en conséquence". Pour faire bonne mesure, Matt Kindt a ajouté de petits dessins esquissés en bas de page de la première moitié du premier épisode, venant expliquer les précautions prises pour transmettre les missives tueuses.


Comme dans le premier tome, l'auteur continue de réaliser des dessins qui s'apparentent à des esquisses plus ou moins rapides, avec un degré de simplification important, leur conférant une grande spontanéité. Malgré cela, il est déconcertant de constater que ces dessins restent réalistes. Malgré leur apparence de croquis exécutés à la va-vite, ils donnent à voir une réalité concrète, des tenues vestimentaires aux immeubles, en passant par les divers accessoires. De séquence en séquence, le lecteur se retrouve ainsi dans les couloirs d'une prison, dans le hall d'accueil monumental d'un siège social, sur la pelouse d'un campus, au pied du Sphinx, dans un jardin d'intérieur, dans une gigantesque pièce d'archives, ou encore sur des pentes enneigées.


L'apparente désinvolture des dessins n'obère en rien l'intelligence de la narration visuelle. En tant que seul créateur à bord, Matt Kindt en tant que scénariste n'épargne rien à Matt Kindt le dessinateur. Il compose des pages qui montrent aussi bien une séance d'intimidation tout en échange de regard, qu'une scène d'hystérie collective sur le campus, ou encore une énorme explosion dans un palais, une discussion pleine d'animosité et d'aigreur dans un bar à la lumière tamisée, ou un saut en parachute. Il met en scène le tir impossible de Rico Stane, jouant à la fois avec les conventions du film d'action, et la trajectoire improbable (mais pas impossible) de la balle. De temps à autre, l'artiste utilise un dessin pleine page pour mettre en valeur une situation ou une idée visuelle. Comme dans le tome précédent, le lecteur a le droit à une représentation en pied de Meru Marlow (dans l'épisode 9), cette fois-ci dans une magnifique robe médiévale, une vision intemporelle de l'héroïne.


De temps à autre, l'artiste quitte la structure basique de la mise en page à base de cases rectangulaires, pour s'adapter au contenu de la séquence. Par exemple, il raconte l'histoire de Dusty en 6 pages muettes. Il utilise les mèches de cheveux de Meru en guise de bordures de case, lorsqu'elle est assaillie par des visions en consultant les archives de l'organisation Mind MGMT. Au début de l'épisode 8, il recourt à une bande dessinée dans la bande dessinée, avec des dessins un peu simplifiés par rapport à ceux des autres pages. À cette occasion, il en profite pour faire dire à Henry Lyme qu'il n'a jamais aimé ces dessins, mais qu'ils remplissent leur fonction. Kindt a l'air de se moquer ainsi de ses propres capacités de dessinateur, qu'il juge limitées, mais fonctionnelles. Comme dans le tome précédent, la mise en couleurs est réalisée par le biais d'aquarelles, habillant chaque surface de textures et de nuances par rapport à la luminosité. Le lecteur prend conscience qu'il s'est très bien adapté à ce mode de représentation et qu'il n'imagine pas cette histoire racontée autrement.


Ce tome commence donc par un résumé succinct du précédent, ce dont le lecteur sait gré à l'auteur, car ça lui permet de s'assurer qu'il avait bien tout compris. Passé l'histoire courte relative à Duncan Jones, il éprouve l'impression que le récit recommence au début. Certes, Meru Marlow ne recommence pas à chercher la trace du mystérieux passager du vol 815, mais elle ne se souvient de rien, et elle semble retrouver de petites bribes d'information dont elle disposait déjà dans le tome précédent. Le lecteur ressent comme une répétition. Cette sensation s'accentue encore avec le retour d'Henry Lyme qui fait comme si de rien n'était, et encore une fois avec la jumelle Perrier qui redécouvre ce que le lecteur sait déjà car Kindt l'avait établi de manière explicite précédemment. L'intrigue en elle-même s'avère également très linéaire, étrangement simple au regard de la richesse du contexte lié à l'organisation Mind MGMT. Ainsi Meru Marlow et Henry Lyme vont aller rechercher d'anciens agents, puis essayer de localiser Shangri-la. Sans grande surprise, les immortels sont de retour pour une confrontation ardue (comme dans le premier tome).


Comme dans le tome précédent, Matt Kindt prend grand plaisir à resservir les clichés des romans d'espionnage, avec un soupçon d'anticipation. Il y a donc cette base secrète d'entraînement qu'on ne peut trouver que si on a l'esprit éveillé. Il y a ces nombreux agents secrets, chacun disposant d'un pouvoir psychique extraordinaire et différent. Il y a ces voyages de par le monde, offrant l'occasion d'une forme expresse de tourisme et d'exotisme. Il y a cet homme qui tue en pointant son index vers sa victime, cette bibliothèque extraordinaire qui contient les archives de l'humanité, ce tireur d'élite capable de réussir des tirs impossibles à une distance extraordinaire, ces agents dormants anonymes installés dans la société, cette organisation qui tirait les ficelles en secret influençant les régimes politiques à l'échelle internationale. D'un certain côté, cette accumulation de clichés semble presque surannée, comme une compilation d'un autre âge.


Pourtant l'intérêt du lecteur est éveillé. Il y a bien sûr la dimension ludique de la lecture. Les épisodes se lisent très facilement, pas si denses qu'on aurait pu le craindre. La découverte des textes dans les marges présente un côté ludique et facile. À nouveau, chaque épisode comprend 22 pages pour l'histoire principale, plus 2 pages consacrées à un agent (en l'occurrence Ferris Feral, surnommé The Hulk). Ces 2 pages finissent par former une histoire supplémentaire qui vient apporter un élément complémentaire à l'intrigue principale. Lorsqu'on prend en compte le fait que Matt Kindt joue régulièrement avec la forme narrative (l'idée très bien exploitée des paroles des chansons de Dusty, dans l'épisode 9), cela aboutit à une narration globale très divertissante, avec des nouveautés régulières, empêchant le lecteur à l'attention limitée de se lasser.


En outre les personnages se comportent comme des adultes, pas des héros tout lisses, mais sans verser dans les caricatures d'antihéros. Ce sont des êtres humains avec leurs qualités, leurs défauts, un courage certain, et une envie fluctuante de faire le bien, de lutter contre le risque de manipulation de l'humanité par une organisation opaque. Enfin, Matt Kindt agite le spectre d'un vrai méchant nommé l'Effaceur (Eraser) qui donne un but à atteindre. Mais lu comme ça, cette théorie du complot haute en couleurs racontée avec des dessins originaux ne suffit pas à maintenir l'intérêt du lecteur, à le faire accepter que le récit semble recommencer depuis le début.


En arrière-plan, l'auteur se livre à une construction beaucoup plus complexe que les apparences ne le laissent supposer. D'épisode en épisode, et de petit supplément en petit supplément, il parsème des pièces de puzzle. En fait il accomplit un tour narratif plus sophistiqué encore. En découvrant l'histoire de Ferris Ferral ou l'état d'esprit de Duncan Jones, le lecteur n'a pas l'impression de voir des pièces d'un puzzle, juste des éléments narratifs à prendre au premier degré. L'histoire de cet agent vient étoffer les pratiques de l'organisation Mind MGMT. Le mode de pensée de Duncan Jones vient expliquer l'effet de son pouvoir psychique sur son état d'esprit.


Pourtant arrivé à la moitié du tome, le lecteur se rend compte que ces éléments présentent une autre importance. L'état d'esprit de Duncan Jones justifie qu'il ne se joindra pas au groupe d'Henry Lyme. Mais cet obstacle permet aussi à Meru Marlow de briller par son inventivité et sa perspicacité. L'histoire de Ferris Ferral contient des interactions avec d'autres agents de l'organisation Mind MGMT. Son histoire montre aussi sa personnalité qui s'avère avoir des conséquences de taille sur d'autres personnages. Matt Kindt donne l'impression de jouer cartes sur table avec une narration quasi linéaire. Pourtant tout en montrant son jeu, il construit une structure élégante qui aboutit à des surprises de taille pour le lecteur qui n'a rien vu venir. Il prend conscience qu'il avait établi des liens de cause à effet et une chronologie à partir de ce que lui avait raconté l'auteur dans le premier tome, sur la base de suppositions inoffensives, avec des raccourcis dont il ne s'était pas rendu compte. Voilà que l'auteur lui fait comprendre qu'il avait sauté aux conclusions sans tenir compte de quelques détails qui changent tout.


Tout aussi habile, l'auteur entremêle inextricablement la personnalité de ses protagonistes avec leurs actions, l'histoire de l'organisation Mind MGMT, leur situation. Le lecteur prend conscience que les personnages n'ont rien d'interchangeable, qu'il ne s'agit pas de héros d'action lisses et superficiels. Meru Marlow n'est pas une jeune femme un peu paumée, prête à suivre le premier venu qui lui promet des lendemains meilleurs et des aventures. Henry Lyme n'est pas un philanthrope altruiste. Duncan Jones n'est pas un individu blasé par ses capacités à anticiper les événements futurs. Ils ont tous une histoire personnelle qui nourrit l'individu qu'ils sont devenus. Impossible de ne pas ressentir d'émotion quand Duncan Jones déclare : Tu ne sais pas ce qu'est la solitude tant que tu n'es pas devenu complètement paranoïaque. Impossible de ne pas sourire quand Meru Marlow compulse les archives totales de l'humanité et voit l'assassinat de John Fitzerald Kennedy (= le lecteur comprend qu'elle voit qui l'a vraiment assassiné).


Avec ce deuxième tome, Matt Kindt joue avec les capacités d'anticipation du lecteur avec une rare dextérité. Il le met en confiance avec une narration limpide qui joue cartes sur table. Il lui propose des visuels très personnels, portant bien la narration, avec des effets variés et bien dosés. Puis il montre que le lecteur s'est laissé emporter en anticipant sur la base de faits incomplets, par le biais de personnages de plus en plus étoffés et attachants, avec une intrigue plus retorse qu'il n'y paraît. 5 étoiles pour un thriller de haute volée.

Presence
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le 23 mai 2020

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