Quelle tâche difficile que d’évaluer ce pavé hors norme, qui ose à ce point défoncer tous les codes du neuvième art ! Impossible de rester indifférent à une œuvre aussi démentielle, tant sur la forme que sur le fond. Il va sans dire que plus d’un lecteur sera désarçonné devant ce monument éditorial ardu (dont nous n’avons ici que le livre premier…). Il faudra une certaine persévérance — et du cran peut-être — pour aller jusqu’au bout de ce voyage labyrinthique dans les tréfonds d’une âme humaine aussi torturée que celle d’Emil Ferris. Comme son autrice, cet ouvrage n’est pas dans la norme, il possède quelque chose de monstrueux et de bancal, avec ce dessin au stylo bille plaqué sur les pages d’un vulgaire cahier à spirales, mais une monstruosité envoûtante oscillant entre la laideur simpliste du crobard et la pure beauté, que l’on admire telle une dentelle découpée au scalpel.


Des cases sporadiques nous rappellent qu’il s’agit bien d’une bande dessinée, mais Emil Ferris s’autorise ici toutes les libertés de mise en page. On n’est pas toujours certain du sens de lecture, mais malgré ce foutoir apparent, on réalise que la narration est bien présente et respecte une certaine cohérence. L’aspect insolite de l’objet finit par exercer une certaine fascination, pour peu que l’on se donne la peine de poursuivre au-delà des trente premières pages. Et comme son titre le suggère, de monstres il est beaucoup question. A commencer par la principale protagoniste, la jeune Karen, un peu complexée par son physique « pas facile » et qui s’identifie aux monstres des comics de son grand frère Deeze. Après la mort étrange de la belle voisine, Anka, rescapée de la Shoah, dont on peut penser qu’il s’agit d’un meurtre maquillé en suicide, la fillette va revêtir une panoplie de détective trop grande pour elle afin de mener l’enquête à sa manière.


Impossible de parler de cette œuvre fleuve en une seule chronique, mais l’ouvrage fait la part belle aux « outcasts », ces êtres à l’écart des codes policés imposés à nos cerveaux par la société de consommation, ces monstres avec leur part d’ombre mais leur lumière aussi. Il y est aussi question de résistance, que ce soit à travers le personnage d’Anka (lorsqu’elle évoque sa vie dans l’Allemagne nazie), de Frankin (sorte de sosie « black » de la créature de Frankenstein) face au racisme ou encore de Karen, harcelée par ses camarades de classe en raison de sa différence. Et cette résistance, c’est très souvent celle qui doit s’exercer contre la meute imbécile. Ce livre est donc aussi un pavé au sens physique, un pavé que l’on rêve d’envoyer à la figure des salopards qui jouissent à exercer leur pouvoir de domination sur les plus faibles, les femmes et les minorités en général.


Emaillé de couvertures de comics horrifiques représentant des scènes d’agressions contre des femmes par des monstres de toutes sortes — saisissantes métaphores de la domination masculine, ces publications étant destinées le plus souvent aux jeunes mâles américains — le livre révèle le talent graphique de cette autrice inclassable qui la situe entre le style expressionniste et la mouvance alternative – avec ces hachures qui peuvent rappeler un Crumb ou un Joe Sacco. C’est fou tout ce qu’on peut faire avec un Bic quatre couleurs !


On attendra donc le livre second pour se faire une idée définitive de cette œuvre émotionnelle, sombre et déstructurée, née en grande partie de la maladie d’Emil Ferris, piquée par un moustique qui l’a laissé handicapée durant plus de dix ans. Cette première BD aura permis à cette femme courageuse, qui fut d’abord illustratrice, de retrouver sa motricité. Publiée dans l’année de son 55e anniversaire, elle fut rapidement repérée dans le milieu du neuvième art, encensée par des pointures comme Art Spiegelman (forcément) ou Chris Ware, et si bien accueillie en France qu’elle décrocha le Fauve d’or lors de la dernière édition du FIBD d’Angoulême. Une œuvre si riche, si dense, qu’elle mériterait aisément une deuxième lecture, si ce n’est plusieurs.

LaurentProudhon
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le 8 janv. 2020

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