Critique commune aux vol. 4 et 5 Deluxe.


Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/12/monster-vol.4-et-5-integrale-deluxe-de-naoki-urasawa.html


Retour à Monster, le fameux manga d’Urasawa Naoki (assisté de Nagasaki Takashi), avec les volumes 4 et 5 de l’édition dite « intégrale Deluxe », qui compilent donc les tomes 7 à 10 de l’édition originelle.


Le volume 4, ou peut-être plus exactement le tome 7 de l’édition originelle, surprend alors même qu’il se situe dans la continuité directe de l’arc entamé dans le volume précédent – c’est qu’il se focalise sur des personnages plus ou moins inédits, et en tout cas a priori bien loin du Dr Tenma ou même de Nina Fortner ; en même temps, c’est là une occasion exceptionnelle de côtoyer régulièrement leur adversaire, Johann, le Monstre, ce jeune homme aux traits séduisants qui incarne une sorte de Mal absolu. Ce maître es manipulations a trouvé le moyen de s'associer au richissime Schuwald, en son temps surnommé « le Vampire de Bavière » (tout de même !), tandis que le financier, avec sa bénédiction si l'on ose dire, noue enfin des liens avec son fils biologique, Karl, qu’il avait eu d’une prostituée et délaissé depuis. Mais le vieux renard n’a rien d’un imbécile, et, s’il garde Johann dans son entourage, il semble conscient de la menace qu’il constitue… Presque aveugle, le vieux ? Cela dépend de ce qu’on entend par-là.


Ceci étant, « l’enquête », dans cet arc, est confiée à d’autres personnages, assez divers – mais deux retiennent plus particulièrement l’attention : tout d'abord, un ex-flic du nom de Richard Brown (Braun aurait sans doute été bien plus approprié…), qui ressasse sans cesse son drame personnel, quand, quelques années plus tôt, sous l’emprise de l’alcool, il a abattu un voyou – ce qui a ruiné sa carrière aussi bien que son ménage. Ensuite, son psychiatre, le Dr Leichwein (ou Reichwein ?), doté d’une impressionnante moustache bismarckienne. Chacun à sa manière, et fonction d’implications différentes, sont amenés à prendre conscience de l’extrême dangerosité de Johann, de son caractère profondément vicieux, et à même de susciter les pires catastrophes ; il se livre notamment à un petit jeu avec les enfants de son entourage, qui fait particulièrement froid dans le dos…


Tenma revient cependant par la suite – Nina, aussi : deux personnages obnubilés par la monstruosité de Johann, et qui comptent bien, chacun, le tuer en personne... pour préserver l’autre de la souillure de cette exécution – car, que la victime soit un monstre ou pas, un meurtre est un meurtre, et Richard Brown (…) est là pour montrer qu’on ne s’en remet jamais vraiment… de même qu’un vieil homme qui erre depuis une cinquantaine d’années dans une forêt où il a participé au pire. Une chose que Johann saurait, à sa manière de psychopathe ? À vrai dire, il se promène délibérément avec une cible sur le dos – ce en quoi il se rapproche pas mal d’Ami dans la plus tardive série 20th Century Boys ; bon, ce n’est certes pas le seul point commun entre les deux personnages, voire entre les deux BD…


Quoi qu’il en soit, et de manière passablement artificielle pour le coup, l’affrontement eschatologique entre Tenma et Johann – ou un avatar invisible cette fois de ce dernier – se poursuivra en dehors de la seule Allemagne : pour quelque raison liée au passé du Monstre (et de Nina…), l’intrigue se déplace en République Tchèque, Prague et alentour. Tenma y rencontrera un allié inattendu et très déconcertant, du nom de Grimmer – un journaliste au sourire perpétuel, presque béat, et très débrouillard. Mais il y rencontrera aussi de nouveaux ennemis, et redoutables – davantage probablement que ce satané inspecteur Runge, le flic psychopathe aux rituels d’enquête mécaniques, et qui demeure contre vents et marées convaincu que Tenma est coupable de mille crimes, qu’il est le « méchant » dans cette histoire. C’est que, via l’enquête parallèle sur l’orphelinat Kinderheim 511, où le monstre Johann a été forgé, les personnages sont amenés à revivre le passé récent, non seulement de l’Allemagne, mais de l’Europe, et l’ombre du nazisme comme celle de la Stasi et d’officines comparables du Bloc de l’Est demeurent présentes çà et là, et toujours à même de commettre le pire – d’autant que la monstruosité de Johann est envisagée par les uns et les autres comme un outil unique en son genre pour restaurer leur rêve sombre dans toute sa puissance, un cauchemar pour tous les autres.


Je suis un peu sceptique quant à cette évolution de la BD – avec des arcs très distincts, peut-être un peu trop, et qui donnent parfois l’impression plus ou moins vague de s’égarer ; cela reste objectivement bon, mais il est difficile de se départir du sentiment qu’Urasawa Naoki rallonge ainsi un peu artificiellement la sauce. Il faut y ajouter, donc, que la transition vers l’épisode tchèque est pour le moins douteuse, sur la base de twists plus ou moins crédibles, et qui plus est amenés d’une manière franchement louche – cela vaut pour le livre pour enfants (reproduit en couleur, une bonne idée par contre) comme pour le « mystère » entretenu à cet égard par Schuwald… et la motivation essentielle de cette excursion à Prague.


Cependant, le bilan de ces deux volumes demeure largement positif – parce qu’Urasawa Naoki, même en s’autorisant quelques facilités un peu « formule », sait raconter une histoire, aussi et peut-être surtout parce qu’il sait créer et mettre en scène de bons personnages : Brown (…), Leichwein, Grimmer, sont tous très réussis – et attachants à leur manière. Le rapport de ce dernier aux enfants, de même que le petit Dieter plus ou moins dans les pattes de Tenma, ont quelque chose d’étonnamment touchant. Le criminologue Gillen gagne des points dans ces volumes, aussi – si je suis plus sceptique concernant Lotte Frank, un peu trop caricaturale, un peu trop artificielle (là encore) dans sa relation aux autres. Et si la stature bigger than life de Johann interdit peu ou prou de le juger en tant que « personnage » sur les mêmes critères, Urasawa Naoki nous concocte de bons méchants, tout particulièrement à Prague, en même temps qu’il sait définir des personnages davantage ambigus. Quant à Runge, je ne sais toujours pas vraiment qu’en penser – bon sang que son caractère borné et hautain le rend agaçant… Mais ce pourrait être une qualité.


Bien sûr, le dessin demeure un atout marqué de Monster : Urasawa Naoki a vraiment un trait admirable, personnel, limpide, fluide aussi – la narration est sobre mais dynamique, et toujours lisible, mais, surtout, les personnages sont admirablement caractérisés, notamment ce trio qui, décidément, est ce qui m’a le plus plu dans ces deux volumes : Brown (…), Leichwein, Grimmer.


Il me paraît certain que la BD a perdu en intérêt après un volume 1 tout bonnement parfait – et certaines évolutions, sensibles dans ces deux volumes après avoir été amorcées dans les deux précédents, m’inquiètent vaguement, au sens où je redoute qu’il se produise en définitive la même chose que dans la série plus tardive 20th Century Boys : une dispersion virant au tirage à la ligne, des arcs extrêmement inégaux, des twists pour le twist qui nuisent à la qualité de l’ensemble. Mais, à ce stade, ce ne sont que des craintes pour l’avenir : en l’état, j’ai apprécié la lecture de ces deux volumes – avec leurs défauts, ils demeurent un thriller palpitant, complexe, roublard.


Et j’ai envie de lire la suite. À un de ces jours, donc…

Nébal
7
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le 20 déc. 2018

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Nébal

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