Soirée déguisée entre jeunes gens de bonne famille.

Pierre Christin ne s'est jamais remis de la chute de l'U.R.S.S. Pour ce marxiste grand teint, qui émaille ses scénarios de slogans tirés en droite ligne du matérialisme dialectique, la fin de l'utopie communiste a été un drame. Comme l'atteste la quatrième de couverture, "Mourir au Paradis" se veut comme un symétrique à "Partie de chasse" (1983), de Pierre Christin et Enki Bilal, où deux générations de communistes, en huis clos dans un cadre chic, réglaient leurs comptes et leurs petites ambitions par la manière forte.


De fait, avec "Mourir au Paradis", on a plusieurs éléments de symétrie : la variété socio-politico-culturelle des protagonistes, le huis clos, le délire idéologique, la violence comme mode privilégié de résolution des conflits. Sauf que là, ce ne sont pas de vieux abrutis communistes desséchés qui s'affrontent, mais de beaux jeunes gens souvent issus de familles très riches, aux Etats-Unis (peut-être sur la côte californienne, mais ce n'est pas très clair), et l'élément "huis clos" est donné par le resserrement de tout ce beau monde dans une "gated community" ou "gated city", sorte de forteresse paradisiaque pour milliardaires, et qui existe réellement : il s'agit d'un très vaste domaine (ici en bord de mer), où chaque famille d'occupants construit sa résidence selon le type architectural le plus proche de ses désirs (chacun disposant d'une superficie de terrain sauvage ou paysager très considérable), et où les services de base sont financés en commun : commerces, loisirs, gardiennage...).


"Gated" (= "à portail"), cette résidence l'est, car elle est enclose de murs élevés, et fait l'objet d'une surveillance armée avec des moyens de repérage de haute technologie. Ces riches veulent s'isoler du reste du monde, et avoir la paix. Donc, dans la pensée de Christin, s'isoler, c'est l'horreur et le début de la folie, et optionnellement de la paranoïa. C'est ici que Christin passe de la description documentaire d'un domaine pour riches au pamphlet idéologique. Et il n'y va pas avec le dos de la louche.


Déjà, ça se passe aux Etats-Unis, qui se sont méchamment tirés de la Guerre Froide, alors que l'U.R.S.S. y est restée. Christin tente ici une prophétie sur l'effondrement de la société US dans la violence et le délire, en espérant implicitement que, comme dans "Partie de chasse", cet effondrement suivra de peu dans la réalité la déliquescence décrite dans cet album.


En gros, il s'agit de la réunion de beaux jeunes gens dans cette "gated community", qui s'appelle "Heaven's Estate" - un Paradis, tout un programme ! - ; ces jeunes gens sont d'origines socio-culturelles très variées, ils s'ennuient (ben oui, ils sont riches, donc, rien à faire; en plus, il semble qu'on soit encore un peu en vacances), et l'un d'entre eux va organiser une réunion assez spéciale qui va tourner assez mal....


Déjà, faire se rencontrer, s'affronter, ou coopérer des gens issus d'horizon ethno-socio-politico-culturels très différents, c'est l'exercice favori de Christin; je connais peu de ses histoires qui échappent à ce schéma. La documentation de Christin, très fermement enracinée dans la géopolitique et les problèmes sociaux contemporains, est d'ailleurs impeccable : les itinéraires biographiques de ses personnages sont hautement vraisemblables, et empruntent des éléments issus des quatre coins de la planète; à peine peut-on trouver bizarre qu'une réfugiée libanaise ou chinoise ait les moyens de s'offrir une résidence dans ce paradis...


Et là, Christin déploie sa démonstration, d'une pesanteur plus que brechtienne, pour montrer que le fait de se couper du monde et de ne regarder que son propre nombril conduit à des aberrations et à des catastrophes. Pas une vignette, pas une réplique qui soit inutile à cette démonstration. C'est du grand art. Le mépris de ces milliardaires pour tout ce qui vient de l'extérieur (le livreur mexicain, surnommé "Pancho", comme tous les Mexicains qui se pointent, et traité comme de la merde; les pauvres ouvriers qui s'échinent à de gros travaux pour aménager toujours davantage le Paradis de ces créatures orgueilleuses, et qui vivent dans un bidonville - page 38 - , eux dont la vie compte pour moins que rien, et qui doivent endosser la responsabilité des conneries faites par les riches...).


Christin ne fait pas dans la dentelle : mettre en présence un Juif et un grand con adepte du nazisme, d'Hitler, des armes vraies de vraies (le comble du délire selon Christin), ça promettait de faire monter une sauce bien épicée. En gros, on est assez bien servi... Et les parents bourrés de fric de ces jeunes sont pour une bonne partie des abrutis ou des dégénérés. Ajoutons que l'hystérie capitalisto-consumériste se retrouve un peu partout dans l'album, en particulier sous l'espèce d'un garçon stupide et adipeux, qui n'arrête pas de bouffer, et qui doit peser cent cinquante kilos, au moins... Face à ces dégénérés du fric et du cynisme, quelques personnages, au profil plus modeste et donc plus sympathique, portent sur les choses et les gens un regard plus respectueux.


Alain Mounier a réalisé un travail exemplaire pour illustrer les particularités du scénario de Christin. Son trait ligne claire, réaliste et expressif, ses couleurs lumineuses, son sens de la mise en page constituent un élément de séduction majeur de cet album. La diversité des physionomies, des personnalités, des costumes, des paysages, des objets (armes, objets d'art (?) décoratifs dans les domiciles - pages 9, 34 et 35) et peut-être surtout des architectures, a dû requérir un travail préparatoire considérable. On reste admiratif devant le rendu de ces résidences au style plus que composite, et d'un kitsch qu'on ne rencontre guère que dans les palaces de Las Vegas : un manoir néo-gothique au gâble à clefs pendantes, à corniches ornées et à arcs en anse de panier ajourés oblitérant partiellement les fenêtres droites du premier étage (page 4); une villa palladienne à fronton percé d'un oculus oblong, qualifié de "pseudo-manoir Tudor" (page 7); le patio commun au pavage irrégulier entouré de petites boutiques (page 14), assez latino avec des détails raffinés; un ranch pour nostalgique du vieil ouest (page 31)...


Les questions d'identité ethno- socio-culturelles percent à chaque page, transformant parfois les personnages en caricatures de ce qu'ils sont supposés représenter. Mais aucun d'entre eux - et là, on est en plein marxisme - n'échappe à son histoire et à sa condition socio-culturelle. Visiblement, le libre-arbitre réel, la capacité de remettre en question sa propre identité, ce n'est pas l'affaire de Christin. Chacun reproduit les tropismes attendus.


La fin sonne comme un avertissement contre la prolifération des "gated communities". On ne serait pas surpris d'y voir un message immigrationniste et multiculturaliste, modèle qui s'effondre totalement aujourd'hui. Il suffit de se référer pour être convaincu, au pamphlet immigrationniste outrancier constitué par "La nuit des clandestins", de Pierre Christin et Daniel Ceppi (Les Humanoïdes Associés, 1992). Il est parfois dur, pour Christin comme pour ses personnages, de s'adapter aux déplaisantes réalités du monde.

khorsabad
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le 19 oct. 2015

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