Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/06/notre-hikari-club-d-usamaru-furuya.html


Je me sens un peu tout con, là – parce que je vais faire les choses à l’envers, bien obligé. En effet, je vais vous parler d’une BD qui est une préquelle à une autre BD… que je n’ai pas lue. J’aurais pu me renseigner plus avant, au moment de l'achat, mais je me suis fait avoir par la proximité des titres et les vagues souvenirs que j’avais de l’interview de l’auteur dans le n° 2 d’Atom (le premier que j’ai lu) ; l’auteur, en l’espèce, étant Furuya Usamaru, dont je vous avais déjà parlé il y a quelque temps de cela pour une autre série en deux tomes, Je voudrais être tué par une lycéenne. Quand j’ai réalisé le souci, j’ai bien essayé de me procurer la BD originelle, parue chez le même éditeur que cette préquelle, IMHO, mais j’ai fait chou blanc… Bon, peut-être n’est-ce pas si problématique en vérité – je ne sais pas, ceux qui savent pourront me contredire…


À l’origine, il y avait donc Litchi Hikari Club – et ce n’était pas une bande dessinée, mais une pièce de théâtre, créée en 1985 par la troupe barrée du Tokyo Grand Guignol, avec un matériel promotionnel signé Maruo Suehiro. Le mangaka Furuya Usamaru, séduit par l’expérience, a obtenu de l’adapter en bande dessinée vingt ans plus tard, sous le titre donc de Litchi Hikari Club, en 2005-2006. Le succès a été au rendez-vous, qui a suscité de nouvelles déclinaisons, en série animée (2012) et en film live (2016). Mais Furuya lui-même n’en avait pas fini avec cette histoire qui l’obsédait, et, en 2011-2012, avec l’accord des créateurs, il avait publié en revue une préquelle, intitulée Notre Hikari Club, et c’est donc la BD dont je vais vous parler aujourd’hui, parue en français chez IMHO fin 2017, en deux volumes.


Nous sommes dans la ville de Keikô – une cité industrielle gangrenée par la pollution, et dont le ciel est invariablement obscurci par les fumées d’usines. On n’y trouve pas moins des gamins qui jouent dans les bâtiments abandonnés, comme partout. Trois écoliers, Tamiya, Kanéda et Daf, sont inséparables – et Tamiya est « leur chef », tout naturellement : c’est ce gamin merveilleusement brillant et péniblement charismatique, qui focalise presque malgré lui l’attention, comme il y en a dans toutes les cours de récréation. Ceci étant, il est très gentil, et pas du genre à se vanter ou à abuser de son autorité naturelle – ses sentiments pour ses deux comparses sont sincères. Et, à son initiative, ils créent, comme tous les gamins, un club, leur club, en forme de plus ou moins société secrète, le Hikari Club – qui a sa base, forcément secrète aussi, dans une usine abandonnée, un terrain de jeu idéal, où s’entraîner à la fronde, ou jouer aux échecs, ou se raconter des histoires et faire de grands projets…


Mais l’affaire tourne mal, quand un petit nouveau à l’école découvre l’existence du Hikari Club et obtient de l’intégrer (il sera suivi par d’autres encore). Tsunékawa a tout du petit génie – y compris la psychopathie. Et il joue encore mieux aux échecs que Tamiya. Si le nouveau venu se montre tout d'abord discret, il n'en subvertit pas moins progressivement le Hikari Club – et si Tamiya en demeure le chef nominal, dans les faits c’est le petit garçon à lunettes qui le dirige véritablement. Et, avec lui, le Hikari Club va prendre une tout autre tournure…


Tsunékawa ne veut pas grandir – il ne veut pas devenir un de ces haïssables adultes. Sa fascination pour la figure du jeune empereur romain Héliogabale l’amène à imposer au Hikari Club un projet visant à conquérir le monde quand il atteindra l’âge symbolique de 14 ans. Pour ce faire, ils vont construire ensemble un grand robot ! Un vrai robot – car Tsunékawa est un génie, oui, et sait s’entourer d’éléments efficaces, comme le petit programmateur que tout le monde appelle Calcul…


Mais le projet va au-delà – car la seconde figure tutélaire de Tsunékawa est Adolf Hitler. Insidieusement, Tsunékawa, bientôt l’empereur Zéra, subvertit le Hikari Club avec une idéologie mais aussi bien une esthétique ouvertement fascistes ; l’innocent Hikari Club devient une société secrète insurrectionnelle en forme de mini-dystopie, dont les membres vouent une adoration inconditionnelle à Zéra, savamment entretenue par des rites variés et un discours habilement conçu – ce qui passe entre autres par l’apprentissage de l’allemand (en mode aboiements), l’appel et la répétition quotidienne des mêmes dix commandements conçus par Zera, etc. Les costumes des petits garçons, déjà étonnants au départ, évoluent avec l’entrée au collège – ils incarnent alors un fantasme fétichiste et SM cuir, qui doit beaucoup aux SS…


À vrai dire, la sexualité, ou l’éveil à la sexualité, est forcément de la partie – avec cette dimension sadomasochiste. Cependant, la BD met avant tout l’accent sur les questions de genre et l’homosexualité – Raïzo se considère comme une fille, et forcément la plus jolie, tandis que le sadique Jaïbo suce quotidiennement Tsunékawa dès les toutes premières montées de sève. Le trait particulièrement fin de Furuya Usamaru, qui pour le coup emprunte peut-être à Maruo Suehiro, une de ses influences majeures et qui avait eu son rôle dans le Litchi Hikari Club originel, tend d’ailleurs à appuyer sur une certaine androgynie chez ces enfants qui deviennent adolescents : ces petits garçons ont ainsi tous quelque chose d’efféminé. Je dois avouer que je ne sais pas vraiment que penser de cette orientation… Cependant, cette société demeure dans les faits très masculine, l’absence des filles se fait malgré elle sentir – et le robot Litchi, qui devait conquérir le monde au nom de Zéra, se voit confier une mission prioritaire moins ambitieuse : enlever des filles…


Zéra n’est pas là pour rigoler. La soumission inconditionnelle du Hikari Club à ses fantasmes puérils dégénère bien vite – humiliation, automutilation, enlèvement, séquestration, torture, meurtre… La société secrète enfantine devient bien vite une association criminelle, quelque part entre la secte fanatisée et le groupuscule terroriste d’extrême droite.


Tamiya finit par s’en rendre compte – lui qui demeure le chef nominal du Hikari Club, mais n’en est pas moins soumis de longue date aux diktats de Zéra, comme les autres, sans davantage trouver à y redire. La rébellion n’est pas totalement absente chez lui – mais tient-elle avant tout à son bon fond, supposé, ou à sa jalousie de dépossédé, plus que probable ? La pulsion de la soumission et de l’obéissance inconditionnelle au chef, la lâcheté aussi, car ce ne sont pas tout à fait les mêmes choses si elles sont liées, sont cependant de la partie en égale mesure…


Tout cela est extrêmement glauque. Bon, on le sait en s’y engageant, hein – même sans la référence à Litchi Hikari Club. Mais, oui, pour le coup, c’est assez rude – et si le premier volume s’en tient à une approche globalement « psychologique », le second est autrement plus explicite, pour la violence comme pour la sexualité. Il y a notamment une scène d’automutilation parfaitement horrible et qui, je l’avoue, m’a fait détourner, euh, les yeux. Ce qui ne m’arrive pas souvent, même si je me souviens encore en frissonnant d’une séquence particulière du deuxième volume des Carnets de massacre de Kago Shintarô (même s’il s’agissait là de gore rigolo).


Mais cette bande dessinée est d’abord et avant tout perverse sur un plan psychologique, oui. À la lecture de Notre Hikari Club, à tort ou à raison, je me suis vaguement souvenu de ce que j’avais pu lire ou voir à propos de certaines expériences psychologiques un tantinet borderline, celle de Milgram, celle de Stanford, celle, surtout, dans un contexte encore plus problématique mais faisant directement référence à la gestation d’un courant fasciste chez des adolescents, celle donc de la Troisième Vague. La seule autre BD de Furuya Usamaru que j’ai lue, Je voudrais être tué par une lycéenne, était focalisée sur des problématiques psychologiques ou psychiatriques – peut-être est-ce aussi pour cela que j’ai été amené à avoir ces références en tête.


Ceci dit, puisqu’on en est aux références, je ne peux pas m’empêcher de remarquer combien Notre Hikari Club, à certains égards, constitue un reflet glauquissime du point de départ de 20th Century Boys, d’Urasawa Naoki. Attention, hein : le terme « référence » pourrait induire en erreur, je ne prétends pas qu’il y ait quoi que ce soit de conscient ici – d’autant que la pièce de théâtre Litchi Hikari Club est antérieure de quinze ans à la série d’Urasawa. On est même en droit de se demander, si ça se trouve, si ce ne serait pas Urasawa qui aurait été inspiré par la pièce du Tokyo Grand Guignol ? Il y a même le robot, après tout... Bon, je dis peut-être des bêtises, dans un sens ou dans l'autre, mais, en tant que lecteur, très ignare par ailleurs, je ne peux pas évacuer totalement ces ressemblances, et c'est sans doute ce qui compte. À grande échelle, Zéra n’est peut-être pas aussi inquiétant qu’Ami (dans le contexte du moins de cette préquelle, il en va peut-être autrement dans Litchi Hikari Club), mais, à un niveau plus micro, il se montre d’une perversion bien plus outrancière et frontale – la société en gestation elle-même est cauchemardesque, pas seulement l’aboutissement apocalyptique ; la dystopie est déjà là, au niveau de la simple bande de gosses – bien suffisamment concrète et terrible en tant que telle… Si c’est bien d’un reflet dans un miroir qu’il s’agit, il en résulte un tableau bien plus glauque de l’enfance et de la perversion, qui a quelque chose en même temps d’un grand éclat de rire cynique et/ou sadique, bien dans la manière du personnage de Jaïbo…


Tout cela participe de la réussite de la BD – il ne s’agit pas pour autant de crier au chef-d’œuvre : Notre Hikari Club fonctionne très bien sur le moment, mais je doute un peu que cette BD me laisse un souvenir très persistant. La lecture complémentaire de Litchi Hikari Club s’impose sans doute pour mieux trancher cette question. Mais le présent manga bénéficie d’une force indéniable dans ses dimensions de cauchemar pervers – de dystopie fasciste en culottes courtes (et casquettes de cuir).


Une petite déception, tout de même, concernant le dessin – que j’ai trouvé moins convaincant que dans Je voudrais être tué par une lycéenne, laquelle BD bénéficiait notamment d’une grande astuce dans le character design ; Notre Hikari Club use à l’évidence de procédés semblables (la mèche d’untel, la gestuelle de tel autre, la bouche de tel autre encore…), mais avec moins de réussite. Les décors sont très bons, mais cette BD se focalise quand même bien davantage sur les traits des protagonistes, sur un arrière-plan généralement minimaliste, approche qui m’a bien moins convaincu. Par ailleurs, le choix d’un trait particulièrement fin renvoie peut-être à Maruo Suehiro, mais, pour le coup, le champion de l’ero guro se situe indéniablement à un tout autre niveau.


Mais l’expérience, si c’est bien de cela qu’il s’agit, en valait la peine, oui. Il me faudrait, maintenant – et donc un peu tardivement – lire Litchi Hikari Club… Bon, on verra si j’arrive à mettre la main dessus.

Nébal
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le 18 juin 2018

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Nébal

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